Dimanche 15 août 1948
Ma petite fille chérie,
Je t’ai sentie sur mes genoux bien des fois cette semaine, preuve que tu es plus libre de toi, moins occupée d’un travail hallucinant et capable de rêverie. Et j’étais très heureux, comme je suis toujours heureux quand je pense à toi tout simplement avec cette joie de me dire que je repose ma tête sur un amour solide, que j’ai vérifié là une de ces affections bâties sur le roc et que moi aussi je peux donner ici quelque chose de pur… quelque chose du cœur enfantin et subtil… a dit Verlaine : Bonté ! Respect ! Voilà qui nous évoque des mondanités et ramène l’esprit dans la voie droite. Car je n’aime vraiment que ce que j’estime. Et il faut cultiver en soi un sens de l’estimable… qui en devient inestimable. Cette richesse précieuse de la loyauté. Cette illumination de la franchise. Cette joie du regard clair qui ne dissimule nul mensonge. Cette patience à comprendre les hauteurs de l’homme. Notre parloir dernier a été le meilleur. Je le porte enchâssé comme un bijou. Et ce sont les phrases les plus banales dites sur le ton le plus calme qui reflètent le plus de sérénité, car nous en sommes au point où tout coule calmement, où les caractères s’étant rodés, il n’y a plus lieu même de s’affirmer mutuellement des choses déjà consenties. La confiance profonde s’exprime sans phrases. Elle surgit de tout le calme absolu de flot de tendresse précieuse à peine soulignée d’un sourire.
Voici que je t’aime avec des mots neufs, tout brillants comme aluminium à huit reflets, comme pièce d’art savamment polie, comme mécanisme parfait pour tourner vite et débiter sa passion au rythme voulu. Et avec des mots anciens patinés par l’usage, vérifiés par la tradition, de ces vieux mots qui sont devenus si puissants à force d’être martelés par les bouches, d’avoir conquis des milliards d’hommes aux réflexes fragiles, qu’ils sont encore la meilleure force du monde. Je pense à toi avec des mots, des images, des souvenirs, des projets et des palpitations bienfaisantes. Et tout devient chanson dans notre amour, car la musique s’en mêle, celle des mots, celle des anges, celle des étoiles, celle du romantisme inné dans tout cœur humain, celle de la romance lente qui se dévide dans l’attente. Tu es Pénélope ; Je suis Ulysse. Et je ne me laisse pas séduire par les sorcières, par les abîmes, et j’évite les récifs. Car Ulysse rejoint Pénélope au bout du compte. Nous avons fait un beau voyage.
Me voilà encore lancé chez les Grecs. J’ai trouvé dans un récit de Lacretelle [1] sur la Grèce quelques détails extraordinaires. Cette rigueur dans la pureté, ce jaillissement sévère des lignes, cette adoration des symboles, ce goût de l’effort stylisé. Peuple de contraintes nobles. Aucune défaillance lors de l’époque où la beauté primait sur tout le vulgaire. Il semble que la révélation passe sur l’humanité par périodes comme se succèdent les saisons avec des ciels bleus ou des nuits tristes. Nous sommes probablement dans les équinoxes divins à en juger par les tempêtes sous les crânes.
Je ne veux pas t’ennuyer avec la politique à quoi, heureusement, tu ne comprends rien, mais saches cependant que la situation internationale apparaît grave. Nous verrons à ton retour où tout cela en sera. Il semble bien que le dénouement approche. Pour nous, la Chambre, et le Conseil de la République ont jugé bon de maintenir l’actuel système de justice. Nous en avons vu d’autres. Rien ne saurait plus nous émouvoir. Pourquoi serions-nous ébranlés dans notre conviction que le monde réel ne saurait être atteint par les ombres humaines. Les démons peuvent bien danser leur ronde folle, leur sabbat déchaîné dans l’abîme des démences, nous n’en resterons pas moins certains que leur prétention ne peut troubler la vision claire d’une transcendance spirituelle si puissante qu’elle élimine toute impureté. C’est Wells, le romancier, qui écrivit un jour un conte charmant où un village avait voté que la terre était plate. Ici on vote bien autre chose de bien plus ridicule. Moi, tout m’est égal. Je ne suis pas dans le coup.
Me voilà soulagé d’une page grosse de tendresse. C’est un bon grain qui doit produire riche moisson dans un cœur tendre. Mange cette manne qui vient du meilleur de moi. A pleine bouche, dans mes paumes toutes tendues et couvertes de mille et mille baisers. Non point de ceux animaux qui ne durent pas, mais de ceux de pâte dure dont on dit que l’éternité est leur jardin. Bonne nuit, chérie, à demain. Reprendre ta tête à deux mains et tout te dire, et tout te redire.
Lundi soir.
Bien reçu ta lettre toute préoccupée de soupe, de balai, de chant du coq et de fêtes champêtres. J’ai passé ma journée à compulser un bouquin sur l’Océanie dont un camarade me vante les commodités : arbre à pain, bananes, cochon grillé, corail, coprah, perles, guitares, danses, nickel et la vie loin de la civilisation. Tous les avantages. Climat extraordinaire, joie des yeux, repos complet. Si on veut travailler, ça va. Sinon on vit quand même. Costume pour les femmes : un paréo. Pour les hommes : un slip. Avec un bateau on va où on veut : Pacifique, mer de Chine, les îles de la Sonde, etc. Cinq hommes à bord. Beaucoup de tempêtes dans le coin. Si on pousse jusqu’à Bali, on ramasse de l’antiquaille et un peu plus haut l’Indochine avec ses merveilles bois et pierre. Je sens que le jour où je serai happé par l’Extrême Orient on ne me verra plus en Europe. Déjà, il suffirait de deux griffons de bois doré pour me faire rêver. Métier : le commerce. On achète, on vend. Tout va bien.
D’ici là, on trouvera le moyen de sortir du trou. Encore un peu de patience. Et puis on se refera un peu de blason.
Le colis va très bien. Sois tranquille. Je travaille toujours sans débrider.
J’ai écrit à mon juge et à Flo. pour un nouveau témoignage. On va voir. Peut-être tout le monde est-il en vacances ? Auquel cas on ne me répondra pas avant quelque temps.
Parlons d’autre chose. Mon affaire m’a toujours très peu préoccupé.
Voilà que les évènements s’approchent. D’ici peu on verra beaucoup plus clair. Je ne crois pas que la situation actuelle puisse durer au-delà de quelques semaines, à moins que les Américains soient vraiment devenus fous, ce qui est possible avec les démocraties, ce régime étant en soi la dernière des folies.
Profitons vite du peu de temps qui nous reste à passer tranquille pour faire encore l’effort de mettre au point quelque nouveau sujet. J’ai un truc dans la tête qui ne me parait pas mal du tout. On va essayer de construite son petit jouet.
Écris moi souvent et raconte moi tout ce que tu vois.
Moi, je ne vois rien par mes yeux, mais le spectacle mental est prodigieux, bourré d’anges, parfumé de musique, secoué de poésie, chargé de tonnerres et d’éclairs fantastiques, puis soudain du calme étonnant des grands lacs de montagne, ceux qu’on ne trouve que sous les cimes vierges, balayé par tous les vents de l’inspiration mugissante, nourri de chants d’oiseaux et cassé de silences absolus. Tout un cyclone, toute une envolée symphonique, tout un palais mûri dans la tête de l’architecte, tout un paysage ordonné, parfaitement étagé sur les collines saintes. Te rappelles-tu Les Horizons Perdus [2], ce film qui se passait dans un couvent d’Himalaya. Voilà que j’ai découvert de hautes vallées de tiédeur parmi la bourrasque humaine. On t’embrasse vite pour ne pas t’effaroucher trop avec des perturbations cosmiques. Si le papier ne s’arrêtait, je te raconterai toutes mes nuits dans le ciel. Toutes mes tendresses.
J.
[1] Jacques de Lacretelle (1888-1985), écrivain français qui a écrit notamment Le Demi-dieu ou le Voyage en Grèce (Grasset, 1930)
[2] Les Horizons perdus (Lost Horizon) est un film américain réalisé par Frank Capra, sorti en 1937, tiré du roman éponyme de James Hilton.
Synopsis : 1935 en Chine. Sous la menace d’une révolution, le diplomate anglais Robert Conway organise l’évacuation de ses concitoyens. Alors qu’il devrait voler vers Shanghai, l’avion, détourné, s’écrase dans les montagnes tibétaines. Conway et quatre autres survivants sont recueillis dans la vallée de Shangri-La. Ils découvrent une véritable utopie où règnent harmonie et bonheur mais seront lents à le reconnaître et de diverses façons…