Dimanche 5 septembre 1948
Ma chérie,
En écoutant tomber la pluie, j’ai un peu moins de remords d’avoir été la cause de ton retour précipité. La campagne doit être si mouillée que tu ne dois pas regretter une semaine où tu aurais pataugé dans la boue, où tu aurais passé tes journées à regarder pleurer les vitres. Et le Frédéric doit être plus heureux à Paris qu’à tourner en rond dans une maison de province. Les parloirs sont si courts que j’hésite à te dire de l’amener quoique je brûle de le voir, si grand, si blond, tout pétillant de vie. Envoie-moi vite les photos, toutes les photos, même les ratées. On fera ici le tri, et celles que je t’ai demandées.
Ici la vie est toujours la même si au dehors elle court trop vite. On fait le point. On suppute. On espère. On patiente. Je vais entreprendre de nouveaux travaux. Dieu sait quoi. J’ai des tas d’histoires à raconter, mais ce n’est pas mûr. Il me faut attendre quelques années pour décanter. Pour qu’une histoire soit pure, il faut que toute la lie soit retombée dans la conscience de l’écrivain.
Tu avais l’air soucieuse de me voir entreprendre de nouvelles aventures. « Ça va recommencer ! Voilà quatre ans qu’on était tranquille !!! (sic !!!) ». Curieuse conception. Faudrait-il que je reste en cellule pour que les miens vivent en paix ? Dès que sorti, me voit-on turbulent ? Dangereux ? Explosif ? Et l’on a peur de tous les piloris ! L’expérience m’a aguerri, en même temps qu’assagi. C’est-à-dire qu’on me verra beaucoup plus prudent… et audacieux…
Il y a des gens qui ont reçu mission d’accomplir quelque chose. La vie n’est pas commode à côté d’eux, et non plus pour eux. Nous ne sommes pas sur terre pour nous faire plaisir. Notre volonté est toujours petite, étriquée. Les grandes tâches sont surhumaines, anticonformistes, démesurées. Pénélope était patiente. Et Ulysse donc ! C’est le danger qui fait l’homme.
Tu étais ravissante sous ton chapeau noir et dans ta robe chiffon. Une vraie tahitienne. Une sauvage à fêter sans cesse dans sa case princière. Cochon de lait grillé, bananes, crème de noix de coco, eau de vie de poivre, ukulélé. Nous irons chercher le secret du bonheur dans les splendeurs crépusculaires des tropiques. Pirogues, corail, nacre, pêche de perle, et des poèmes, et des oranges, grosses comme des melons, vents alizés, poissons de couleurs. Je te jetterai sur les épaules des flots de couronnes de fleurs. Et tu ne serais jamais jalouse. Pas de raisons. Je ne regarde plus que les idées.
Bonsoir ma fille chérie. Je pense beaucoup à toi. Et c’est excellent. J’ai considéré que depuis quelque temps ton esprit s’ouvre à de plus profondes présences. L’amour a des racines qui travaillent sans cesse le sol de nos désirs. On s’attache puissamment quand la sève est riche. Bonne nuit.
Lundi soir.
Le colis est un des meilleurs, des plus complets, des plus abondants que j’ai reçu. Vous avez vraiment l’art de braver les situations difficiles. Je me retape comme un dieu.
J’ai vu le pasteur qui m’a donné de tes bonnes nouvelles. C’est le meilleur homme que j’ai rencontré. Il est d’une pureté !!! Nous avons tous deux beaucoup de projets d’avenir.
Les reines-marguerites sont d’une beauté. Je suis ravi.
Assez de je. Parlons de nous.
Pourquoi ce désir de ne plus tutoyer, comme aux premiers jours ? Timidité, volonté d’effacement, goût des situations secrètes ? Et cette hantise des vieilles attitudes, d’après les souvenirs de feuilles brûlantes de colère ? C’était un bon journal que celui qui vouait aux flammes d’enfer tous les responsables de la déchéance nationale. Au moins on criait. Aujourd’hui tout est mort. Qui ose sonner le tocsin ? Personne ne lève le petit doigt contre le gang. On attend le miracle. Et l’on aura la catastrophe. C’est toujours ainsi.
Avec tes yeux brillants et tendres et tout étonnés, tu te moques bien de la méchante politique, petite fille sage. On t’ennuie avec des histoires d’homme ! Tu vas encore recommencer ! Pas si bête. Il ne faut jamais repasser par le même chemin deux fois, quand on a pris la mauvaise route. On trouvera bien une solution qui satisfasse notre besoin d’ordre. En tous cas, nous ferons le moins de gaffes possible. Et tout pour te plaire. Sans pour cela trahir notre devoir supérieur, si devoir il y a.
L’astrologie (j’ai ici un excellent camarade qui s’occupe de ces choses avec une remarquable expérience. Tout ce qu’il précise se déroule suivant ses observations) indique pour moi que j’écrirai la meilleure œuvre de mon existence entre 63 et 67 ans. Encore 20 ans de travail. Nous tâcherons de nous soumettre à des disciplines bienfaisantes.
Avis : veux-tu noter de ne plus m’envoyer de flocons d’avoine jusqu’à nouvel ordre. J’en ai provision. Pense à la petite casserole. Que ma mère pense à mon tricot de laine grise et au gilet de peau de mouton. Les pantoufles chaudes sont-elles réparées ? Ne pas me les envoyer avant demande.
Te rappelles-tu d’un bouquin dont je t’avais parlé vaguement ? Il s’agit (voici précisions) de La Clef des Songes par Guy de Bienval, édité à l’Imprimerie de la Bourse (vraisemblablement épuisé). Vois si tu peux.
Je t’aime beaucoup, beaucoup, beaucoup.
Ta robe à fleurs rouges est très jolie. Et ravissant le chapeau noir.
Je suis très content du dernier parloir. Très content.
Et je dors sur mon oreiller avec le sentiment d’un avenir tendre. Il y a dans un passage de l’Évangile un récit concernant la guérison d’un paralytique « Lève toi et marche ! » Avant de l’inciter à gambader (à la « saltation » antique dont les modernes n’ont aucune idée, tant absorbés qu’ils sont dans leurs danses sexuelles), le maître avait affirmé au malade « Tes péchés te sont pardonnés ». C’est le sentiment que j’ai depuis quelques jours. Lavé, guéri d’un vieux fardeau de misères, délivré de tout un paquet de rancunes, de haines tenaces, de pauvres passions. Les souvenirs s’accrochent à nous comme les sangsues. Il faut oser les rejeter un à un, même les plaisants. Tourner la tête en arrière, c’est céder à la curiosité de la femme de Loth. Statue de sel. Dieu nous précède toujours.
Puisque mes péchés me sont pardonnés, je t’embrasse d’un baiser tout neuf, infiniment tendre, troublé de merveilleuses images, adouci par la simplicité. Tu vois que je ne suis pas compliqué du tout. Un fleuve, c’est très simple : beaucoup d’eau qui coule dans le même sens. Un homme itou.
Mes grandes tendresses, chérie. Ma confiance sur ton épaule.
J.