Lundi 1er novembre 1948
Ma petite fille chérie,
Est-ce que ça va durer longtemps cette habitude de titrer mes lettres de H.A (homme administratif !) ? Cinquième hiver ! On voit bien que beaucoup de choses vont changer, mais nous sommes toujours là. Oh ! Sans murmures. Si on sort, on dira que c’est très bien, étant donné l’ampleur de la vague passée. Il faudra remercier le ciel, et tout le monde, et Jeannette en particulier. D’abord le Père, qui est dans le secret d’en Haut. Et puis Jeannette, qui est dans le secret d’en bas. Et nous sortirons de l’épreuve, riche de nous développer beaucoup plus aguerri. Beaucoup plus calme, c’est-à-dire plus maître de soi. Ne va pas t’imaginer que je suis moins actif mentalement, bien au contraire, et cette activité intérieure ne pourra manquer de se traduire par quelques exploits, littéraires bien entendu, en ai-je jamais commis d’autres ?
Je t’embrasse. Tu ne m’as pas écrit cette semaine. Je ne suis pas content du tout. Je t’embrasse. Tu aurais pu, tu aurais dû… Tu n’as pas fait… C’est sans doute que… Je t’embrasse… Tant pis. Tant mieux. C’est dommage. J’aurais voulu… Mais c’est peut-être en route. Je t’embrasse. J’ai beaucoup de patience.
Travaille comme un nègre. Un nègre qui travaille. C’est fou ce que j’ai à faire. Encore au moins pour deux ans. Et dire qu’il va falloir sortir d’ici. On n’aura plus le temps de rien !
A en juger par les apparences, tout va bien dehors. Mes compliments à tous les auteurs du gâchis. Ils ne pouvaient pas mieux réaliser toutes les mauvaises prophéties que nous autres, Nostradamus politiques, nous avions énoncées modestement à propos de leurs systèmes Rien ne pourrait mieux justifier notre position d’hier. Le pire pour nous aurait été qu’ils rétablissent l’ordre ! On les en savait incapables, mais toutefois !… Dis à Brassard que je lui raconterai des histoires amusantes sur ses idoles. Qu’il ne croit pas que je me réjouisse des nouveaux arrivants. Je ne pense qu’aux cocotiers et à la mer fleurie, aux vents alizés et aux poissons de couleur, à la pèche des perles et à la chasse à la baleine, aux danses polynésiennes et à l’orgue électrique à trois claviers (peut-être cinq) avec adaptation d’un dispositif de paroles que je ferai installer pour pouvoir exécuter moi-même tout seul une partition de Wagner. Pour le reste… faites vos guerres… Votez pour Untel ou pour Machin-chose, et discourez devant le zinc. Fini de m’intéresser aux bitumes des villes termites. La musique, la poésie, le commerce des objets d’art, une petite imprimerie personnelle pour tirages limités, et les grands paysages de couleurs inédites ! Au milieu d’un groupe d’amis rares, choisis avec soin, éprouvés depuis longtemps, ayant des buts élevés et difficiles à atteindre, et ne respirant que sur les hauteurs, voilà la vie.
Quelle chance de ne pouvoir serrer la main que de très peu de gens, de ne plus lire que très peu de livres, de n’écouter que très peu de bruit, et de ne plus lire de journaux que tous les six mois.
Je n’ai pas écrit à Philibert, faute de correspondance disponible. Il fallait que je dise à ma mère toutes sortes de choses aimables et réconfortantes. Veux-tu bien lui mettre un mot. Ne lui parle pas des Beau de Loménie [1]. Je les achèterai à la sortie ou j’irai les consulter à la Nationale.
J’ai écrit à ma mère que tu viendras samedi. Veux-tu bien le lui dire et venir. Elle viendra au parloir suivant, et j’espère qu’ensuite il n’y aura plus de parloir. Prépare moi une petite place quelque part, je ne suis pas si gros que je le parais. Et il te faudra beaucoup de patience. J’ai envie de parler beaucoup, tout le temps, sur n’importe quoi, sans qu’on m’arrête, et j’ai des milliers d’histoires à raconter. Tu en as pour toute la vie à m’entendre. Et il faudra que tu approuves tout. Ou, en tous cas, que tu écoutes tout. Si tu ne le fais pas, je les raconterai à Frédéric, qui m’écoutera, lui. Du reste, je compte bien passer tout mon temps avec lui. Nous avons des secrets à nous confier tous les deux, d’homme à homme, des choses qui ne regardent pas les femmes. Des histoires de chemins de fer, d’automobiles, de machines à vapeur et de jeux de construction. C’est autrement plus intéressant que le cinéma (sauf les films à valses viennoises bien entendu, pour les personnes romantiques, sentimentales et désireuses de voitures à chevaux).
Faut-il que l’héroïne se tue ou non ? Que le jeune premier soit partagé entre deux femmes, ou que ce soient deux hommes pour une ? Que l’empereur ait une moustache cirée ou qu’on ne le montre que de loin à cheval, dans un cortège rapide ? Que le film soit gai ou triste – ou les deux – ou rempli de lévriers clownesques ou très joliment historique ? Il y aura tous les bals, les populaires, les princiers, toutes les musiques, la fête joyeuse, la fête lugubre, des dîners aux bougies, des décolletés très tamisés, des drapés voluptueux, des fauteuils bourgeois, et tout un monde papillon autour d’une aventure éphémère.
As-tu lu la tragédie ?
Comment va le violon ? Je te pose cette question car, depuis un quart d’heure, je suis pris d’une frénésie de musique, et je m’aperçois que mes doigts vont devoir s’exercer à nouveau avec patience. Il me faudra de longues heures d’étude pour arriver à reprendre contact avec le clavier et de nouveau thèmes. Mes goûts ont bien changé. J’espère réaliser rapidement là aussi.
Pour les affaires, je compte me débrouiller très vite. Dès à présent je vois où il faudra travailler. Tout est déjà prêt. J’ai ma petite idée. Et nous avons mis sur pied des choses intéressantes.
Que de questions vont se poser bientôt ! Tout résoudre à la fois. C’était trop beau. Fresnes ne pouvait durer éternellement. Les meilleures choses ont une fin. Le contact avec la vie va être curieux. Je me demande s’il va me falloir un char blindé pour me promener un peu partout ou si, au contraire, on va se trouver en présence d’une immense lâcheté et de tas de pieds plats qui, après nous avoir dévoré en effigie pendant quatre ans, vous pleurnicheront dans le gilet des bienvenues de crocodile, en gémissant sur leur indéfectible amitié, et le bonheur qu’ils ont de vous retrouver sans dommage (j’imagine le rire qu’ils auraient eu à l’annonce de mon exécution). Tout va me sembler si faux. Je ne puis plus croire à rien, qu’à ceux qui ont prouvé vraiment leur dévouement. J’ai reçu très peu de lettres depuis quatre ans. Il y a des gens qui n’ont pas osé, d’autres qui n’ont pas voulu, d’autres qui ne savaient pas, et d’autres qui étaient bougrement contents. Ce sont ceux-là que j’aurai plaisir à aborder avec prévenance (en faisant attention aux gestes trop vifs, ou suspects. Il vaut toujours mieux tirer le premier).
Ma petite fille, je t’embrasse, une fois, dix fois, mille fois. Dors tranquille. Tout ce que je te raconte c’est pour dire des choses qui n’arriveront jamais (les mauvaises, les bonnes arrivent toujours).
A samedi. Viens avec tout ton cœur. On tâchera de le bénir, de le remplir de joie, de lui dire tout ce qu’il faut pour qu’il rougisse de plaisir. Mes tendresses et mes caresses et toute mon affection.
J.
[1] Emmanuel Beau de Loménie, né le 4 février 1896 est un écrivain, essayiste, polémiste et journaliste français d’extrême droite.