Dimanche 24 octobre 1948
Ma chérie,
J’ai l’impression qu’il aurait fallu trois heures (trois jours, trois ans) pour nous dire tout ce dont nous regorgions de dire, et de savoir, et d’affirmer, et de réaliser. Voilà tout une vie bien remplie, bien nourrie de promesses qu’on ne finira pas d’épuiser. Tu ne m’as rien dit. Je ne t’ai rien dit. Nous avons parlé de choses et d’autres, de tas de petites considérations, toutes temporelles, et pas du tout de l’essentiel.
Reprenons le temporel.
Primo : je n’ai pas du tout l’intention de mener une vie végétative dans une île déserte, sous la hutte, vêtu d’un pagne et partageant la pauvreté endémique des Polynésiens. Tu auras ton content de fourrures, de voitures, de luxe et de maisons de pierre. Mais cela s’établit lentement. Il faut s’en occuper sérieusement, réaliser peu à peu. Pour l’instant, mieux vaut penser aux problèmes d’aujourd’hui. C’est-à-dire de demain.
Donc, secundo : j’ai reçu la visite hâtive du secrétaire de F. qui me prie de calmer ton inquiétude légitime et de ne pas bouger. On ne sait plus où est la chose. Dors tranquille et laisse dormir tout le monde. Quant à moi, je n’ai jamais cessé de me parfaire dans la sérénité.
Je crois du reste que tu es mal renseignée. Je t’expliquerai dans quinze jours (car tu viens dans quinze jours, mais en ayant pris soin de déjeuner) de quoi il retourne (à moins que ce soit moi qui aille te le dire). En tous cas, pas la moindre bile pour le Père Noël.
Et puis tertio : des plumes plus épaisses. Pas bonnes du tout les dernières. Que c’est donc difficile !
Quarto : des bougies s’il te plait. Nous avons des difficultés électriques.
Cinquièmement, mais c’était premièrement : mes baisers d’une tendresse qui tend vers l’absolu et vers la qualité toute simple de l’éternel amour. Mes baisers tout purs comme le front d’un enfant, puis tout chauds pour bercer la femme d’une compréhension plénière. Je voudrais que tu ailles voir beaucoup de drames lyriques pour exalter en toi les sentiments vastes : Tristan et Yseult et cette admirable Reine morte du viril Montherlant. Tu ne sors pas assez. Fuis le cinéma. Accroche-toi à la musique des mots et des cuivres, à la musique des dieux, à la puissance des idées parfaites. On ne va jamais assez haut. Deux races de gens : ceux qui ont des ailes et des antennes, et puis les autres, de la moule au ruminant, du serpent à l’éléphant, en passant par tous les fauves. Il faut vivre oiseau des grandes hauteurs. Moineau, sois aigle béni. C’est sur les neiges des hauteurs que la vie imprime ses livres rares.
Je suis dans une poésie sans bornes. Tout l’orchestre. Et je turbine la partition, vérifiant chaque accord. Inutile de te dire que je refais tout. C’est comme ça. C’est toujours comme ça. Est-ce que tu t’intéresseras un jour aux tragédies ? Midinette !
Cette société bourgeoise a pourri le peuple encore plus bourgeois. Les révoltes ne sont que topiques [1], les amitiés itou. On s’adore pour des couleurs de cheveu, pour des parties de campagne. Mais le profond de l’être ne transparait plus à la surface de cette terre bien peignée et piquée de cariños [2] bâtards. Il me faut à moi des personnages de vitrail, des saints mythologiques, des princes rugissants de beauté supérieure. Et la femme est la corde tendue sur la lyre de Dieu.
Bonjour. C’était très gentil notre parloir. Beaucoup trop court. Surtout déjeune la prochaine fois.
Tes œillets durent comme ma patience. Sais-tu que je parle très souvent à tes fleurs ? Je les inonde d’adoration.
Bonsoir. Mille bonsoirs. Trois heures de bonsoirs. Notre nuit est quiétude. Le bonheur c’est de sourire en dormant. Je t’aime comme un tout petit enfant, parce que je suis un tout petit enfant et que la vie n’est qu’une histoire de poupées, de belles au bois dormant et de Carabosses quelquefois bienfaisantes. Bonsoir. Tu es trop gentille. Je me méfie de moi quand je suis sentimental. Je donne tout à la fois, sans discernement. Un torrent de bonheur. Bonsoir.
Lundi.
Urgent : une éponge métallique, la même, qui n’était plus qu’un torchis rouillé qui a disparu ce matin dans la borne aquatique.
Secundo : tout va bien. Colis parfait. Merci. Mille et mille mercis. Mille et mille bonjours. Mille et mille tout ce que tu veux. Et mille fois encore. Tu vois comme nous sommes riches. Nous ne crèverons jamais de faim. Jamais. L’abondance est totale au pays des merveilles. As-tu lu Alice au pays des dites merveilles, en anglais Alice in wonderland ? Magnifique. Il faut. Lis le, immédiatement.
Je viens de travailler comme un ange. Un ange cheval.
J’entends passer le métro que c’en est rageant. On nous avait promis une grève. Alors tout marche. Encore des promesses qui ne tiennent pas debout.
Depuis hier soir je me fabrique des bougies avec de vieux débris et des mèches de ficelle. Ça vaut ce que ça vaut. Elles sont bien coulées, grosses comme des cierges. Elles grésillent et fument. Tout le monde n’est pas stéarinier. J’aurais appris beaucoup de choses en prison.
Que ma mère ne m’envoie pas encore de gros chaussons. Attendons les évènements et les froids.
J’aurais encore pour un an de travail ici. C’est fou ce qu’on a à faire. Je vois que la vie tranquille va finir. Plus moyen d’écrire. Il faudra penser à galoper derrière les affaires. Cela ne me dit rien du tout de rentrer dans le train quotidien. Aucun plaisir. Pas du tout le sentiment d’une liberté. C’est ici qu’on se sent à l’aise, délivré de tout, pas compromis, à l’abri de tout contact. Mais dehors ! Ce doit être répugnant. Je vais me dépêcher, sitôt sorti, de rentrer en prison. L’île déserte ou la cellule. Mais pas de caprices mondains.
Je t’embrasse. Je t’embrasse. Je t’embrasse. Je t’embrasse. Je t’embrasse. Je t’embrasse. Je t’embrasse.
J’ai fait ma ligne d’écriture la plus jolie de la soirée.
Et sur-ce, je vais essayer de bousculer à coups de poings ma paillasse pour y trouver un creux et ne pas avoir l’impression de coucher sur une arête de toit. J’étais mieux en cantonnement dans les granges. Vraiment le « plume » de la « taule » commence à être un peu dur. C’est la seule concession que je ferais à l’avantage d’être dehors. Est-ce que ton lit est bien suspendu ? Mes gros baisers. Et pour le Frédéric.
J.
[1] La topique est la partie de la rhétorique qui concerne les lieux communs
[2] Cariño : bébé en espagnol.