Dimanche 21 novembre 1948
Ma petite fille chérie,
Alors, malgré Toutes les prévisions nous sommes menacés. Je pense que la chose va s’arranger comme il convient et je fais confiance à F. De toutes façons le temps gagné est bien gagné et nous sommes en meilleure position qu’avant. Nous verrons bien ce que cette semaine va nous apporter. Pas d’inquiétude.
Alors, il parait que tu as une fluxion ! C’est l’amour qui te travaille ? Pauvre chérie. On m’a fait triste peinture de tes ennuis. Je relis tes deux bonnes lettres. Elles sont pleines d’une affection si sûre qu’on les embrasse, à défaut de la personne, mais l’affection traverse tous les petits obstacles visibles et s’épanouit à travers tous les murs et les distances. Je n’ai pas besoin d’argent. Les colis sont parfaits et tu as trouvé le moyen de les varier superbement. Pour le premier de l’an nous verrons quel cadeau s’offrir mutuellement. Je t’enverrai peut-être une nouvelle pièce, si on me laisse le temps de l’écrire. Elle est toute prête à jaillir. Mais voilà qu’on nous ennuie avec cette série de conférences qui va nous amener Dieu sait où ? Il faut que l’imprésario se débrouille pour arranger son programme. Auquel cas nous verrons plus clair.
J’espère que tu auras déjà vu, au reçu de cette lettre, mon ami Paul et que tu lui auras montré ce qui l’intéresse. Préviens-le de toutes les choses en cours car il peut faire sans doute quelque chose. Il est si adroit, si prudent, qu’il saura bien intéresser les gens avec un tact infini. Et fais-lui toutes mes amitiés fidèles.
Tu crains que nous ayons pour nous beaucoup plus de cœur que de trèfle. Rassure-toi. Les mains pleines ne sont jamais démunies de ce qu’il faut. C’est l’amour qui crée l’argent. C’est l’esprit qui ruisselle d’abondance et nous serons toujours revêtus princièrement. Il suffit d’accepter tous les dons du ciel qui engendrent tous ceux de la terre. Le premier don est le goût de travailler. Le deuxième la persévérance dans l’économie. Le troisième : l’utilisation de la richesse acquise. Le quatrième : la confiance, le désintéressement, la vue large sur l’activité nécessaire. Et ainsi de suite.
Parlons sérieusement. Si quelquefois les choses tournent d’une façon imprévue, je te dirai dans ma prochaine lettre tout ce qu’il faudra faire pour parer le coup. J’espère avoir un hiver tranquille (en tous cas, je serai moi-même au sommet de la sérénité), mais qui sait ? Donc, à ce moment, nous conviendrons de beaucoup de choses. Nous avons le temps de parler de tout ça ; il ne faut rien prévoir, car chaque heure peut changer tout. Donc, n’y pensons pas aujourd’hui. Les réalités sont autres.
La réalité est que je t’embrasse infiniment et que je prie pour que ta fluxion t’apparaisse comme le néant d’un rêve tôt disparu. Ma mère m’a dit que le Frédéric était un peu turbulent. Ne le laisse pas trop jouer au petit cheval avec une maman complaisante. Il faut mater la nature animale du petit pêcheur et lui enseigner la douceur, la modération, le jeu d’esprit, le respect de la tranquillité d’autrui.
Lundi 14h.
Trois mots pour te dire qu’on pense à toi. Le colis est parfait. Attention pour le prochain : si tout va bien, continue comme par le passé. Si au contraire il y a du nouveau : 1°/ ne pas mettre de bougies. 2°/ pas d’oignons, sel, etc… Rien que des aliments faciles à emporter. Rien à faire cuire. J’aurai besoin surtout de fruits, viande cuite, gâteaux, etc… Ne pas charger en linge. Je rendrai le plus possible samedi et ne conserverai qu’un tout petit minimum (toujours ceci au cas où…). Après nous verrons.
Mais je reste persuadé qu’il ne se passera rien.
Je t’embrasse
- parce que c’est lundi.
- que tu es très gentille.
- et que tu n’as plus de fluxion.
Tes fleurs sont ravissantes. Celles de la semaine dernière que j’adore sont encore là. Toutes fraiches. Je vais travailler.
20h.
J’ai reçu tout à l’heure ma feuille avec citation de 40 témoins. J’envoie pneu à Flo. Pour mettre tout en branle. Tu vas donc m’excuser ce soir. Je vais dépouiller des notes que j’ai ici, les mettre en ordre, au cas où… Car depuis quatre ans je n’ai jamais préparé de défense, que superficiellement. Il me faut donner quelques indications à mes avocats.
Je me demande si, au fond, tout cela n’est pas mieux. J’ai besoin d’écrire au plus tôt la pièce que j’ai dans la tête. Une fois débarrassé de tout ça j’aurai l’esprit libre (peut-être pas les pieds…)
Depuis une demi-heure j’ai interrompu ma lettre, tourniqué dans ma cellule, fait un thé, trois discours, répondu à trente questions du président, rabroué quatorze fois le commissaire du gouvernement et je reviens finalement me rattacher au papier blanc comme un animal à son licol.
Car je te dois toutes tes phrases hebdomadaires, celles qui font vivre le cœur battant un peu plus vite parce qu’elles éveillent le souvenir ou l’espoir, celles qui caressent l’esprit et pénètrent jusqu’à ce sanctuaire recueilli qu’est la conscience secrète où l’on sent monter les meilleurs désirs, la sève pure et sauvage qui a besoin d’être bénie par un peu de lumière. Voilà tout ce qu’il faut dire à l’oreille, et redire, et puis cesser de dire pour mieux le faire entendre.
Je suis arrivé au point de la sérénité. Si tu savais comme tous ces petits personnages m’importaient peu. Nous ne vivons pas dans le même monde. On va sortir un gros corps de chair peu habituée à l’exercice pour l’interroger au nom de quoi ? Sur quoi ? Et le personnage va parler de tout autre chose que de ce qu’on attend. Et la vengeance voudra le mordre au talon. Mais il n’a pas de talon.
Et cette bonne sérénité me permet de te tirer les cheveux, tout comme Frédéric, de te faire des tas de misères, à quoi tu consens à demi, et de réparer tous mes torts avec une série d’actes de tendresse qui sont autant de pardons acceptés.
J’espère qu’au reçu de cette lettre tout sera arrangé.
Mes gros, gros baisers. Je vais dormir avec toi. Surtout ne dis rien. J’ai besoin d’être tranquille, heureux. Je pense à toi. Donc je le suis. Bonsoir.
J.