Lundi 6 décembre 1948
Ma chérie,
Alors, tu ne comprends rien à ce que je fais ! Tu ne m’approuves pas du tout dans mes actes ! Tu ne me suis que par passion, mais pas par consentement ! Tu es en désaccord complet avec mes œuvres et pensées, et tu ne m’aimes que pour l’amour, c’est-à-dire sentimentalement pour ce que je peux représenter encore de puissance charnelle (donc, rien du tout en fait). Tu es un drôle d’oiseau, un petit bout d’animal timide, dévoué, obéissant, jaloux, plein de qualités aimables, mais sans audace d’esprit, Mon bout d’chou ! Tu es ravissante, toute bonne, on t’embrasse, et on te veut heureuse. Mais je me demande si je saurai, car la fantaisie (ou bien l’ordre), le mystique, la métaphysique, la politique de transcendance qui sont pour toi objets inutiles, inconnus, inappréciables, m’accaparent au point de vouloir que tout autour de moi voltige à la même vitesse. Je t’ai regardée longuement pour te comprendre, et j’ai vu un reflet d’angélique pureté, mais aussi une craintive personne, qui a bien tort de redouter la Nuit de Noël. Les anges descendent toujours avec patience, pour mettre dans toutes les cheminées des monceaux d’apaisements. Et tu auras des souliers remplis de joie.
Je me sens si calme depuis quelques jours. Les évènements n’ont plus d’importance. Tout cela est déjà dépassé. Condamnation ou pas, il faut voir beaucoup plus haut, plus loin. Nous sommes déjà en pleine liberté. Et tout ce qui compte pour moi est de pouvoir commencer ma pièce avec l’esprit frais.
G… m’a écrit une très gentille lettre, Veux-tu bien lui téléphoner pour lui dire la date. Il habite 9 Bd…
Bien reçu le colis. Excellent ! Pas de bougies la semaine prochaine. Veux-tu téléphoner à ma mère pour lui demander si elle peut m’envoyer 500 Frs. J’ai un peu épuisé mon compte avec des achats de fruits.
Comme convenu, j’écris ce soir à mon avocat pour qu’il vienne ici et surtout qu’il m’apporte l’acte d’accusation, que je sache au moins ce qu’on me veut. (Et au fond ! On ne me veut rien ! Tout ça, c’est du mensonge.)
Et maintenant, que te dire ? Puisque tout est dit déjà, depuis tant d’années qu’on s’écrit des lettres où l’on déverse à flots des tendresses communes. Il me semble à regarder en arrière, que je t’ai donné une mer à boire de paroles douces. C’est ennuyeux la mer à boire. Tu es perdue au milieu de trop de mots.
Alors, il nous faut raréfier. Ne plus dire que l’essentiel. De plus en plus, je crois que la vie se répète, et consiste à redire et refaire les mêmes gestes, dans les mêmes circonstances. Si je te recopiais ma lettre d’il y a un an ? Tu l’as déjà oubliée. Tu auras l’impression de quelque chose de tout neuf. Celle d’aujourd’hui ne contient pas plus. Elle ne pouvait pas être plus complète que l’autre qui contenait déjà tout.
Est-ce que tu les gardes pour les relire ? Pas la peine. Je t’en ferai d’autres, à l’infini.
Je compte sur toi pour Lucile. Vivement trois semaines, qu’on soit débarrassés de la pièce à jouer ! Quoique, bien intéressante. On peut construire beaucoup là-dessus. Le caractère d’un homme se dévoile quand il est en face de l’erreur (la sienne ou celle des autres). C’est son comportement devant l’évènement qui lui vaut le progrès (je ne parle pas de l’estime ou de 1a désapprobation publique. I1 n’y a rien de plus éphémère et méprisable. Une girouette à tous vents).
Nous allons donc tâcher de montrer un caractère convenable. Nous allons nous présenter tranquillement, comme quelqu’un qui sait ce qu’il fait, qui n’est pas du tout étonné d’être là, qui trouve naturel toute l’injustice humaine, et qui essaie de tirer des conclusions de ses actes passés, qu’il revendique hautement.
Attitude orgueilleuse ? Non, ferme. Défi ? Non, maintien d’une doctrine. Mépris des juges ? Que non ! Certitude de l’expérience qui démontrera la justesse de vue. Est-ce à dire que nous avons eu toujours raison ? Non. Mais les autres ont bougrement des torts et nos réactions sont légitimes.
(Je te parle de choses qui ne t’intéressent pas du tout).
Parlons d’un coin de feu, d’un fauteuil de velours vert et d’heures où l’on ne pense à rien, qu’à traverser la vie d’un coup d’aile, sans voir les cailloux de la route. Pensons aux sommeils d’enfants où l’on rêve d’un amour si tendre qu’on retrouve le bonheur du bébé apaisé par le sein maternel. Parlons de toutes les minutes de silence où l’on écoutait battre le rythme de la vie à flots pressés, quand la lampe mourait, comme un regard trop brutal sur des émois trop tendres. Voilà qui te plait. On te chantera des vieilles chansons d’antan, devant des dessins japonais, sous des tableaux de Côte d’Azur, au milieu de vieux bois.
Mon papier devient illisible. Il est temps que j’arrête mes folichonneries. A bientôt te lire, savoir que tu t’intéresses un peu à ce qu’écrit le gros Monsieur. Je vais manger beaucoup pour te plaire d’avantage. Nous irons dîner au club des 100 Kgs et tu paraîtras si menue qu’on te mangera au dessert.
Gros, gros baisers.
J.