JM à JR (Fresnes 48/12/13)

 

Lundi 13 décembre 1948

Ma petite fille chérie,

Jamais je n’ai éprouvé telle émotion, confusion, reconnaissance qu’au reçu de ton pneu de vendredi. C’est que je ne suis pas habitué à ces choses. Depuis toujours le souci d’argent a été une hantise sévère. Et voici qu’il tombe de l’amour par les fenêtres. Je n’ose même te remercier mais il me semble que tu as pris dans mon esprit une place totale, légitime, que tu t’es imposée comme le soutien absolu que j’attendais depuis des années, et qui, à l’heure difficile, apparaît comme résistant à tous les assauts. C’est que je me suis toujours cru, et vu, tout seul, chargé du poids de tous. Voici que nous sommes deux à tirer sous le même joug. Le repos est entré en moi comme un vieux printemps, une sorte de désir d’enfance, ébloui et accompli. Je n’ose encore y croire. Dire que quelqu’un m’aime à ce point ! Je n’ai jamais, depuis l’enfance (à part l’affection maternelle, souvent maladroite) reçu que des coups. Je t’embrasse pour tout ce que cela promet de sûr et de fidèle. Tu seras comblée au centuple.

J’ai vu Leroy aujourd’hui. Très brave type. Je crois que c’est tout juste ce qu’il nous faut. Bon papa. Assez modeste pour ne pas effaroucher le jury. Cheveux blancs. Assez lyrique. Humain. Ramenant tout à des proportions justes. Bref, l’avocat rêvé pour un énergumène comme moi. Car, à relire mon dossier, je me rends compte que —à mon insu— je suis peut-être un personnage difficile, étrange. Est-ce que les psychiatres auraient raison ? Si j’étais le juge chargé de l’affaire, je me condamnerais au repos.

J’ai besoin de beaucoup de soirées au coin de la cheminée, et de mon grand fauteuil vert, avec des heures où l’on ne pense à rien. Et puis, de m’intéresser à quelque chose d’utile et de productif : la fabrication du thon par exemple, ou l’emballage des noix de coco, pour ne penser à rien, qu’à deux grands yeux, qui demandent à être bénis.

Dans huit jours j’aurai déjà bataillé une journée… Aurai-je le temps de t’écrire mes impressions ? Je te promets trois mots. Peut-être davantage (Leroy avait l’air assez content de notre entretien. Il voit que la sève coule à flot de ma bouche).

Sais-tu bien que je fais des discours tout seul dans ma cellule ? Il faut bien s’entrainer. Un véritable fou.

Voilà une heure que je suis devant mon papier à ruminer le procès. Il m’accapare trop l’esprit. Je vais me coucher tranquillement.

Avant, on va penser à toi, comme il le faut, comme tu l’aimes. C’est à dire en ne pensant à rien… Je voudrais bien que Frédéric ait un beau Noël.

Ne me mets pas de bougies dans le prochain colis. Pas de sel, ni oignons. Pas de bouillon Kub, pas de riz ni pâtes. Rien que ce qu’on peut emporter. Si possible un rosbif, ou gigot (ce serait mieux), du pâté, quelques bonbons à la menthe ou rafraichissants (pastilles digestives mentholées). J’ai assez de tisanes pour l’instant. Que ce colis soit à peu près complètement en viande. Dis à ma mère de mettre un demi-poulet si elle peut (à moins que ce soit prohibitif). Le beurre sera le bienvenu. Excuse mes exigences, mais cette semaine là sera spéciale. (Pas de lard, ni saucisse, ni rien à faire cuire. Rien de salé).

Ma chérie, je t’embrasse. Il est tard. Je veux dormir. Très bien. Sans heurts. Et pour ce, il me faut oublier toutes les vilaines choses de la terre, ne penser qu’aux merveilles toujours présentes qui réjouissent à jamais le cœur de l’homme. Gros, gros baisers.

J.