Jeudi 30 décembre 1948
Ma Jeannette chérie,
Je reçois toutes tes lettres et m’aperçois que tu n’as pas eu celle de dimanche [1]. Je ne comprends rien à la poste. Ou bien la censure ? Pourtant on me l’aurait dit.
Simplement pour te confirmer mon calme absolu, ma tranquillité parfaite. Dès la première heure. Pas du tout ému. Je me suis senti délivré d’un immense poids. Rupture avec le monde. Effacement des spectres de haine. Contre qui je n’avais pas de haine. J’ai essayé même d’avoir de la pitié pour eux, mais j’ai compris qu’ils ne souffraient pas de douleur, mais de haine. Ils détestaient celui qui les avait empêché d’accomplir leur œuvre de destruction. Celui qui s’était interposé entre leur volonté de tuer et l’adversaire. Ils me détestaient d’autant plus que le geste était pur, désintéressé, logique. Je les avais surpris dans leurs manigances. J’avais deviné leur jeu. Celui qui se dissimule dans l’ombre n’aime pas qu’on lui projette la lumière dans les yeux.
En redescendant, après le verdict, j’ai eu une grande heure de lucidité parfaite. Tout semblait si clair. Je n’ai pas de place dans ce monde-là. Il faut monter beaucoup plus haut. Vivre à une altitude où la haine ne vous atteint plus. Refuser toute compromission, tout contact. Repousser toute invite. Que les hommes organisent comme ils le veulent leur débauche, leur désordre. Pour moi, c’est fini. Je ne céderai jamais à la foule. Il faut la mâter ou s’en écarter. La vie haute exige un désintéressement total, une pureté inconcevable en bas ? Savaient-ils, ces furieux, que pendant cinq jours, tandis que les réponses et les demandes se croisaient entre les juges, les témoins et moi, je priais tranquillement. J’étais si loin au-dessus de tout ce cauchemar.
Tu as été magnifique. Leroy, Géranton, m’ont dit tout ton courage. Et j’ai bien senti, en prenant ta tête contre la mienne, dans ces meilleures minutes de notre vie, que tu étais mienne complètement, n’approuvant pas les combats, mais respectant les motifs, souffrant des gestes du guerrier, mais sachant qu’il n’a pas failli à un idéal élevé. Et tu étais heureuse au milieu de la tempête. Car celui qui dirige tout ne nous pousse pas à la côte pour nous briser. Mais nous entrerons au port paisible, à travers tous les tracas.
Ne te tourmente pas pour les colis. J’ai dit à ma mère : si vous pouvez, elle et toi ensemble, m’assurer à peu près l’argent dépensé pour les colis, je crois que ce sera largement suffisant. Il me semble même que ce sera trop. Mais je te le dirai au bout d’un mois. Nous pouvons acheter en cantine au dehors. La nourriture n’est pas mauvaise. Laisse-moi m’organiser quelques jours [2].
Je t’ai déjà préparé une note pour Leroy, que je lui confierai. Je crois également qu’il serait peut-être utile dans le dossier littéraire de présenter un exemplaire de l’Oreste. Si tu peux la taper d’ici fin janvier. Il est vraisemblable que le pourvoi en cassation nous reviendra vers cette date et que nous présenterons alors le recours en grâce.
D’autre part, si tu tapes la plaidoirie de Leroy, mets-en 4 ex. supplémentaires dont j’ai besoin, ainsi que 4 ex. du recours en grâce quand il sera prêt. J’ai des relations à faire jouer.
Vois Géranton qui est de bon conseil. Il te tuyautera aussi.
Oui, je suis certain que 1949 nous délivrera. Et je suis certain aussi que tous les deux nous nous sommes mieux compris et que nous avons trouvé notre raison de vivre ensemble. Je crois t’apporter beaucoup. Et toi, tu me donnes tout. Un amour magnifique. Un cœur si sincère. Un courage si absolu. Après ce que nous avons passé, nous pouvons construire quelque chose de très fort.
J’ai commencé à travailler depuis hier. Deux ou trois heures par jour sur une pièce qui sera écrite dans deux mois. Pour le reste, absolument tranquille. L’esprit est d’un calme total.
Je crois que nous rirons un jour de toutes ces pauvres choses. Il m’apparaîtra aussi combien il était inutile de se battre. À quoi aboutissent les guerres, sinon à plus de désordre, de misère, de chômage, et de tourments ? Nous irons chercher un pays lointain où les hommes ne soient plus hantés par la volonté de s’entre-détruire.
J’ai reçu de bonnes lettres de camarades qui m’encouragent. Ils connaissent la dureté et la lâcheté des temps. Et ils sont rares ceux qui peuvent savoir réellement ce qui s’est passé. Quand la vérité éclatera sur les évènements de 43 à 45, on verra que nous n’avons pas été des acharnés, mais des défenseurs de l’ordre.
Je ne sais plus rien de ce qui se passe au dehors. Il semble que tout soit très vaseux. Budget difficile. Prix ruineux. Débâcle des esprits. Impuissance du pays à réagir. Pas d’amélioration. Le timbre à 15 Frs. Les impôts à n’en plus finir. La catastrophe. Mais elle dure depuis de longs mois cette catastrophe. Et l’on condamne toujours. Et les mêmes sont toujours là.
Je t’embrasse mieux qu’avec tendresse. Avec compréhension de toi. J’ai l’impression de voir clair à travers toi. On lit. On voit tout ce que tu penses de doux et de simple. C’est merveilleux. Et moi aussi je suis tout simple devant toi, dépouillé de toute morgue. Je n’ai pas de secrets pour toi. Une vitre, voilà ce qu’il faut être pour que la bonté vous traverse.
Mes gros baisers, petite fille chérie. Tu sais combien je te veux heureuse.
J.
[1] Il s’agirait de la lettre du dimanche 26 décembre 1948 (note de FGR)
[2] Le régime des condamnés à mort change par rapport au régime précédent : d’un côté il est mis aux fers, les deux pieds entravés de lourdes chaines, mais de l’autre il peut maintenant écrire une lettre quotidienne au lieu de deux par semaine ; en revanche, il n’a plus droit aux colis hebdomadaires que ma mère et ma grand-mère lui confectionnaient avec amour (note de FGR).