JM à JR (Fresnes 49/01/29)

 

Vendredi 28 janvier 1949

Ma chérie,

Je viens de recevoir ta lettre de mercredi me donnant les nouvelles exactes. Voici donc qui met au point les racontars. Tu sais, je suis devenu d’une telle trempe que rien ne m’influence plus. Je sais qu’au ministère de la Justice, on considère le dossier comme très noir, mais je crois que la personne qui a donné le tuyau tient ses renseignements de mes propres témoins à charge. Il semble bien qu’il y ait là intervention, ou sinon, légère pression —atmosphère créée, etc… J’écris à Leroy ce soir pour lui signaler le fait et je commence à remonter dans son esprit la propagande qui a été faite par un certain groupe particulièrement acharné. J’en ai assez de jouer les Don Quichotte, parfaitement loyaux… et patati patata, en face de purs et simples assassins dont les actes purement politiques ne tendaient qu’à réduire la France aux dimensions d’un cerveau de comitard [1]. On commence peu à peu à voir clair. Je n’aime pas ceux qui veulent fausser la balance d’une justice déjà trop sensible aux influences et prétendent exercer leur loi personnelle.

Sur ce, je t’affirme ma plus parfaite tranquillité. Je vois que les choses ont l’air de se dérouler normalement. Le plus important est d’obtenir une enquête. Maintenant, tu es mieux placée que moi pour savoir ce qui se passe. Peut-être les choses iront-elles plus vite. Il me semble que plusieurs procès vont nous faire du bien —celui de Kravchenko [2]— et d’autres que tu verras se dérouler le mois prochain.

J’ai vu le pasteur aujourd’hui. Il m’a dit que tu étais beaucoup plus calme et rassurée. Voila qui va bien. Je commence à comprendre ce qui s’est passé.

De Leroy, pas de nouvelles. Je l’attends. Qu’il travaille !

A la cantine ici nous pouvons acheter tout (viande, pain d’épice, figues, etc…) sauf les marchandises contingentées (café, chocolat. C’est le café qui manque le plus ! Mais on fait contre mauvaise fortune bon cœur). Figure-toi que j’ai voulu acheter un kg de noix. Il n’y en avait pas au marché. On m’a apporté 1 kg de noisettes. Je suis tombé sur mon séant quand j’ai vu le prix: 300 frs !!! Je comprends que la République soit en danger.

Ne t’inquiète en rien pour l’argent. Ce n’est pas pour cela qu’il faut augmenter tes envois. J’ai encore une petite marge.

A partir de demain matin, j’envisage un nouveau travail. Quelques heures de repos entre les deux pour passer d’une idée à l’autre.

Je voudrais que tu rentres en relations avec Mr Mousset qui me visite depuis plus d’un an. Tu sais que le pasteur Arbrousset peut être utile, mais ce n’est pas le représentant de ma religion. Je ne suis pas protestant mais scientiste chrétien. Si le pasteur veut t’aider, il peut le faire à titre personnel. Mais celui qui doit officiellement intervenir s’il y a lieu en mon nom est mon praticien (c’est ainsi qu’on le nomme). Ma mère te donnera son adresse et son téléphone. Je le verrai à nouveau lundi (Je lui dirai même de te téléphoner) et tu pourras peut-être avec lui envisager quelque chose. (Tu sais que j’appartiens à l’Eglise Mère de Boston depuis 1938. Ce peut être une référence). Donc attends toi de ce côté là à un appui possible (appui beaucoup plus moral que pratique —mais très important. Il importe de dissiper la mauvaise impression qui semble peser sur moi. Il faut me présenter sous mon vrai jour. Mousset t’y aidera).

Voila pour ce soir, ma petite fille. Tu vois donc que tout va pour le mieux. Faisons tous, chacun de notre côté, nos efforts. Et nous arriverons à repousser la haine, le bas esprit de vengeance, la violence, les petitesses de ceux qui croient que construire un pays, c’est piétiner ses adversaires politiques, et faire passer tout le peuple par le trou de serrure de son propre point de vue. Je ne me suis jamais trouvé en présence d’autant de petitesse, d’un tel manque d’intelligence. Aucune conception d’envergure, des rages locales, du chauvinisme imbécile, de l’exaltation sordide qui trouve sa réjouissance dans le défilé d’une fanfare de quartier (c’est en pensant au personnage qui essaie de manipuler la justice contre moi que j’écris ça. Je les connais bien, ces malheureux ! S’ils savaient ! Mais ils ne peuvent pas comprendre ce qu’ils font).

Je t’embrasse avec joie. Mes gros gros baisers, ma fille chérie. A bientôt te lire.

J.

[1] Comitard : subst. masc., péj., fam. Membre d’un comité d’un parti politique (note de FGR)
[2] Le 24 janvier 1949, s’ouvrait à Paris un des plus retentissants procès de l’après-guerre, intenté par Victor Andreïevitch Kravchenko, un ancien haut-fonctionnaire soviétique réfugié aux États-Unis, contre l’hebdomadaire communiste Les Lettres françaises. L’affaire a pour origine un article publié par l’hebdomadaire, le 13 novembre 1947, intitulé Comment fut fabriqué Kravchenko, qui présentait le transfuge comme un petit fonctionnaire, recruté par les services secrets américains, et incapable d’avoir écrit son livre J’ai choisi la liberté. Deux autres articles, tout aussi insultants, conduisent Kravchenko à engager un procès en diffamation contre la revue. Réquisitoire implacable contre le régime stalinien, J’ai choisi la liberté, l’ouvrage de l’ex-apparatchik dénonçait la misère généralisée et l’existence de camps de concentration en URSS, 25 ans avant l’Archipel du Goulag d’Alexandre Soljenitsyne. Paru en traduction française en 1947, son succès est foudroyant: 503.000 exemplaires sont vendus en France! Kravchenko gagne son procès mais l’affaire, au delà de la vérité juridique, devient, en présence de 400 journalistes, le théâtre d’un affrontement politique dominé, sur fond de guerre froide, par le parti communiste et les intellectuels de gauche. Totalement solidaires de Moscou, ces derniers, de Roger Garaudy à Vercors en passant par Pierre Cot et Frédéric Joliot-Curie, témoignent en faveur de l’hebdomadaire. Tous évoquent leur propre expérience de la « patrie du socialisme » et condamnent unanimement l’ouvrage de Kravchenko. On fait même venir l’ex-épouse du plaignant, Zinada Gorlova, qui le traite de « menteur » et « d’hypocrite ». Kravchenko appelle à la barre des anciens déportés, dont Margaret Buber-Neumann, épouse du dirigeant communiste allemand Heinz Neumann, incarcérée par Staline dans un camp au Kazakhstan, avant d’être livrée aux SS en 1940, puis envoyée à Ravensbruck. Elle a passé trois ans dans un camp soviétique: « pas de muraille, on vit dans la steppe. L’évasion est impossible. Les troupes montées du NKVD (ex-KGB) la parcourent », explique-t-elle. Réponse de Maître Blumel, seul avocat non communiste à défendre Les Lettres françaises: « Ce n’est pas un camp. Cela s’appellerait en France une résidence forcée ». Le 4 avril 1949, Les Lettres françaises, n’ayant pu prouver que Kravchenko n’était pas l’auteur de son livre, sont condamnées à trois fois 50.000 francs de l’époque, de dommages et intérêts, réduits au franc symbolique en appel. Dans ses attendus, le président Durkheim n’hésite pas à rappeler que les condamnés étaient des « résistants et des patriotes », et que le requérant, lui, « a cru devoir abandonner son pays en pleine guerre ». Le 25 février 1966, un dénommé Peter Martin, qui affirmait être menacé de mort par des agents soviétiques, se suicide aux États-Unis. C’était Kravchenko. (note de FGR)