Mercredi 26 janvier 1949
Ma chérie,
J’ai reçu ta bonne lettre de dimanche tout à l’heure. J’espérais voir le pasteur aujourd’hui. Pas venu ! Je me renseignerai demain pour savoir s’il est venu à Fresnes. Il m’aurait apporté de tes bonnes nouvelles.
J’espère que ma lettre de dimanche ne t’impressionne pas. Mon moral est parfait. C’est à dire qu’il plafonne. Plus encore. Il crève le plafond. Le propre d’un bon moral est de détruire tous soucis, tous ennuis, toutes craintes, tous cauchemars. Donc, en face de tous tes efforts, de mon côté, moi, je travaille pour que ma santé spirituelle vous aide. J’ai confiance. Il faut vaincre la haine, manifester tant de perfection simple que le mal s’écroule. Si tu savais (si mes adversaires savaient !) combien tous les événements terrestres apparaissent petits, d’une cellule de condamné. On regarde l’histoire. On considère les agitations humaines. On se dit : « comme ce serait plus simple de revenir à des lois naturelles : la générosité, l’entraide, l’oubli des torts, la compréhension, l’ordre, le dévouement au bien public, le goût de la pureté, et tout et tout… ».
Ta lettre est réconfortante. Je sais bien que tu fais toutes démarches pour arriver au but. Pas vu Leroy non plus ces trois jours. Sans doute travaille-t-il aussi. Je n’ai pas besoin de voir quiconque : il me suffit de savoir qu’on fait ce qu’il faut.
Ce qu’il faut c’est obtenir une enquête. Voilà le but de vos efforts. Vous arriverez plus vite à condition de faire ce détour. Sinon vous risquez d’être débordés. Je crois que peu à peu vous arriverez à contenir l’esprit de précipitation qui voudrait bien se rassasier à mes dépens. Donc patience, ténacité. Ne cédez pas sur ce point.
Si tu crois qu’il est utile de donner quelque chose à Leroy, vos cela. Moi je ne sais pas quels sont les usages. Est-ce que cela peut aboutir à mieux ? Tu es seule juge.
Que Crey. fasse ce qu’il faut pour Pierre. C’est assez important. Reçu bonne lettre de Géranton. Y répondrais. Remercie-le. Tous les copains sont épatants. Je sais bien qu’ils font des vœux. Ce qui nous sert le plus, ce sont les campagnes de presse et les livres édités à l’étranger. Il est extrêmement difficile de rétablir la vérité. L’acharnement des parties en présence est encore au plus haut. C’est pourquoi jusqu’au dernier jour, nous risquons tout. L’apaisement ne peut venir que de la bonne volonté. Il en faut beaucoup de part et d’autre.
Je pense comme toi que nous serons très heureux et que nous vivrons de longs jours la main dans la main. J’ai trouvé en toi l’idéal humain qu’on peut attendre d’une compagne. Et dès le moment où la confiance est absolue chez moi, le flot de tendresse se déverse, renouvelé chaque jour. Tu n’as rien à craindre pour le trop plein du cœur. Il est certain que tu me demanderas peut-être de ne pas exagérer mes transports. J’ai beaucoup d’années à rattraper.
J’ai fini ma pièce (ou presque ; quelques pages seront terminées demain). Je vais pouvoir me livrer à un autre travail. J’ai des idées poétiques. Une série de petits poèmes très courts à la manière japonaise. Je crois que je commencerai demain. Un par jour. Pendant combien de jours ? Après ? J’ai du travail dans la tête au moins pour dix ans, vingt ans, toujours. Car dans la vie éternelle nous travaillons éternellement à des tâches sublimes toujours mieux inspirées, avec des récompenses de plus en plus belles. Ne crois-tu pas que c’est une grosse récompense pour moi de t’avoir trouvée ? C’est la meilleure chose du monde. Moi, je ne demandais rien d’autre, et je crois que nous irons encore beaucoup plus loin que prévu. Le bonheur ce n’est pas seulement de vivre ensemble, mais penser de la même façon avec la même sensibilité transcendante, le même amour des choses parfaites, la même pureté dans le regard, le même émerveillement en face de la nature divine, la même patience à se découvrir, à se cultiver, à reconnaître son chemin.
Me voila tout calme à l’idée que tu es heureuse dans le bien commun. Les épreuves auront réveillé en nous un sens d’unité avec la vie. Nous sommes tellement plus forts devant les événements ou les hommes quand nous nous appuyons sur un principe plus grand que nous, qui commande tout et tous. Si nous sommes dans l’harmonie, nous ne pouvons être dans les soucis. Aucun bonheur réel ne peut être troublé par des méchants. Il faut que notre bonheur soit purement spirituel, soit placé entre les mains de l’Esprit pour qu’il dure, et qu’il puisse franchir toute épreuve.
Je t’embrasse avec tant de baisers et d’affection. Tu es ma toute chérie. Je t’aime infiniment.
J.