JM à JR (Fresnes 49/02/03)

 

Jeudi 3 février 1949

Ma chérie,

J’ai bien reçu ta lettre de mardi. Ai vu Leroy hier. Il m’a dit toutes les bonnes nouvelles. Je crois que tu agis au mieux. On ne peut pas faire davantage. Je lui mets un mot par même courrier pour te donner des indications supplémentaires. Vois-le au reçu de cette lettre. Tu es plus que dévouée. Tu es l’amour lui-même (Je tâcherai de mériter qu’on m’aime ainsi).

Pour Mousset, il n’est pas question de S.C. pour toi, mais de relations personnelles. Exactement comme avec le petit bonhomme. Car c’est lui qui le remplacera. Donc, vois.

Je travaille. Leroy a dû te dire et te montrer beaucoup de choses, c. à d. une. J’ai fait des compliments de toi à Géranton (qui dans toutes ses lettres me taquine à propos de ma vieille misogynie. Il prétend que j’ai tort. Moi je dis que j’ai raison. Et qu’il y a des exceptions. La vie n’est qu’exceptionnelle. Le bonheur aussi. Et puis j’aime la rareté. Il me faut des descendances princières. L’histoire du Sultan me plait beaucoup. Très utile).

Pour les honoraires, fais ce que tu veux. Tout ce que tu fais est très bien. Mais j’écris à ma mère d’autre part, pour que de son côté on en fasse autant. Je te dirai le résultat. En aucun cas il faut que tu supportes seule le poids de l’aventure. Dans quelque temps, quand tout sera fini, je te demanderai peut-être davantage. Plus nous irons, plus nous isolerons nos affaires (As-tu récupéré EdR. ?).

Naturellement, j’embrasse le Frédéric. Je le mange. C’est un dieu.

Pourquoi reproches-tu à mes lettres d’être moins aimables ? Loin de là. Mais le froid était si vif que je n’arrivais plus à écrire. Je suis entortillé dans des couvertures, couvert de laine par-dessus les oreilles et je m’abreuve de thé. Ainsi l’on peut tenir. Je lis trois bouquins par jour. Mon lit est très mauvais. Tout est humide. Les matelas sont trempés. Cinquième hiver sans feu. Et celui à un étage déplorable. Mais l’humeur reste patiente. On ne réussira pas à ébranler notre métaphysique joie.

Au préau, nous avons de grandes conversations littéraires. Tout y défile : la poésie, le théâtre, l’histoire, les anecdotes. On me parlait tout à l’heure du dernier bouquin d’Albert Paraz (la correspondance avec Céline). Tu as lu ça toi ? Il parait que c’est très bien. Qu’est-ce que c’est que ce canard qui s’appelle l’Indépendance française ? Connais pas.

T’écrire des choses gentilles ? Je crois que depuis quatre ans tu as eu la valeur d’un bon volume de lettres d’amour. Je ne pense pas maintenant que tu sois inquiète sur la profondeur et la grandeur, et la qualité, et la solidité de mon sentiment pour toi. Tu ne veux pas de compliments personnels ? Mais peut-être l’assurance que je suis dans l’euphorie consciente de notre tranquillité. Eh oui ! J’y suis bien. Sauf que cette tranquillité, je la transpose sur le plan où il faut. La vie n’est calme que dans le détachement parfait, des sentiments bas, et dans l’acceptation d’un amour presque parfait. Tu n’imagines pas à quel point tu me plais, parce que tu ne sais pas toi-même à quel point tu es gentille. Il n’y a d’affection que désintéressée. Je voudrais que tout cela soit vite fini pour qu’on construise une vie plus intéressante que tous ces tracas politiques. Et je suis disposé à laisser à leur place tous les filous, tous les menteurs, tous les voleurs et tous les affairistes pour me retirer tranquillement dans un coin de planète, où l’on ne fait que chanter librement sans se soucier de la couleur du régime du jour. Un piano (ou pianola —ou orgue), des bouquins, un commerce honnête, du papier et de l’encre, du soleil, des cocotiers, la mer bleue, et puis surtout, puisque tu l’offres —mais je le prends vite au passage— un regard béni, absolument pur, où on lise toute la vérité qui surgit au fond de l’être. Ce puits aux miracles.

Je crois que la nature est d’aimer si haut que le ciel en tremble. La mienne est de comprendre l’élan qu’il faut vivifier. Tu peux me donner ces yeux sans crainte. J’ai l’habitude des objets purs. Tu sais avec quelle délicatesse je soignais mes petites collections. Est-ce que tu crois que je n’ai pas remarqué à quel point tu étais sculptée d’un couteau habile. Des heures et des heures à gratter un tableau, ou un bout de bois, ou un poème. Les mêmes heures à parfaire un compliment, à chercher la nuance d’un ruban de cheveu, à trouver l’éclair qui illuminera l’œil chargé de désir. Et puis les soirées au concert, avec les mains entrelacées, pour happer Beethoven et Bach et Tchaïkovsky, et Berlioz. La musique lave l’esprit comme un fleuve. L’amour aussi. L’eau pure de cette tendresse secrète peut sans doute t’aider à vivre plus légère. Je te la donne comme un caillou rare. Tu sais à quel point je suis méfiant. Tu es la seule qui ait réussi à avoir ma clef. Tu es chez moi comme chez toi. Je sais bien que tu ne viens là que dans un souci d’adoration commune. On t’embrasse, c’est à dire qu’on te regarde longtemps avant d’oser te chérir. Puis on ose. Voilà. Toutes mes caresses tendres.

J.

PS. Dis à ma mère de me mettre 500 f de plus la semaine prochaine. Et toi itou. Pour une semaine seulement.