JM à JR (Fresnes 49/02/07)

 

Lundi 7 février 1949

Ma chérie,

Pas de lettre de toi aujourd’hui. Rien d’anormal —en général nous avons un trou de correspondance s’étendant du samedi au mardi soir. J’écris néanmoins parce qu’il me fait plaisir de t’écrire sans avoir rien à te dire d’autre que tout ce que je te redis depuis plus de quatre ans.

Qui aurait dit que les choses durent aussi longtemps ! Et elles menacent de durer encore ! On n’en voit pas la fin. Pour ceux qui sont condamnés à des peines sévères, il semble que les portes ne s’ouvriront pas avant quelques années. On parle de 1952 (renouvellement de la Chambre, etc…). Plus la situation se tend dehors, plus le gouvernement se refuse à être indulgent. Cette semaine, nous prévoyons qu’un certain nombre de nos camarades va atterrir au rez-de-chaussée. Et ce n’est pas fini.

Parlons d’autre chose. Parlons de nous. Je te suppose (je te sais) en toute tranquillité. Je te vois courir à droite et à gauche pour faire démarches. Et tout réussit. Leroy m’a dit. Bonne chose. Il en viendra d’autres. J’espère que tu as pris contact avec lui. Je lui ai donné indications précises pour certaines petites choses.

Il me semble que maintenant l’affaire est lancée. Il faut obtenir l’enquête désirée (ou bien la solution). De toutes façons, nous ne passerons pas avant fin mars-avril… etc… Pas pressé.

Il fait bougrement froid depuis quelques jours. Nous avons une couverture supplémentaire, mais je me réveille quand même avec le museau gelé. Le matin, je travaille moins bien, restant au lit une heure de plus. Tout ça nous retarde. J’ai commencé une série de petits tableaux littéraires qui m’amusent. Plus rien de politique. Et aussi je lis des romans (anglais, américains, de préférence). Toujours 2 bouquins par jour.

Et puis la Bible. Toujours la Bible. As-tu vu Mr Mousset pour les raisons que je t’ai dites ? Enfant terrible ! Ce n’est plus le petit bonhomme très bientôt. Tu as besoin de le voir.

J’ai bien reçu les photos. Elles sont très bien. L’église est épatante. D’un roman que j’aime beaucoup. Le gosse est magnifique. Il a l’air bougrement intelligent (il tient ça de sa mère), et très décidé. Et blond (son père, probablement), les yeux très vifs (sa mère), un côté bouillant (son père) de bonne humeur (son père et sa mère) aimant la bicyclette (sans aucun doute son père). Qu’il m’écrive ! Et des phrases de son cru ! Pas de dictée !

Pour ce qui est de sa préférence pour les pompiers, je ne vois pas dans mes souvenirs quelque chose de spécial. Et toi ? J’ai eu comme tous les gosses la manie des panoplies, mais ce fût surtout du fantassin d’avant 14 (képi d’officier, épaulettes —c’est bien désuet, mais que c’était joli— sabre, ceinturon verni). De cinq à sept ans j’étais très militariste. Un peu moins maintenant. Il est vrai que tout uniforme ! On lui fera une belle panoplie avec un paréo, un costume de pécheur d’huîtres, ou un danseur polynésien.

Car c’est décidé. La noix de coco, les vents alizés, la baie de Tahiti, le bateau à Coprah ! la case à Gauguin. Et notre mère de famille nombreuse cuira du cochon de lait dans des feuilles de palme avec des cailloux rougis. Faire attention aux requins dans la baie (ils ne sont pas méchants de ce côté-là, ils ont même peur des nageurs). Je rêve d’un aquarium aux multiples espèces (les poissons là-bas sont extraordinaires : couleurs, formes…). Il n’y a pas de serpents. Les papillons ? Je ne sais pas. Les oiseaux assez nombreux. On peut y acclimater l’oiseau de paradis. Il y a des cochons sauvages partout. Il y a surtout l’espace… la paix… le rire insouciant des habitants heureux de vivre, des gens qui ne pensent pas à se dévorer, mais qui sont affables, pas trop industrieux, désintéressés, et qui écoutent patiemment les prédicateurs, trouvent jolies les vieilles histoires, et s’amusent à danser, et à chanter. Une vie pleine d’images saines !!! Pas de villes tristes ! Pas de sapeur-pompiers ! Pas de casernes ! Pas de prisons. De la mer, des plages, des montagnes, des arbres libres (150 espèces de bananes) et le sourire gracieux d’un mari content.

Parce que le sourire rend la mer plus bleue, les poissons plus vivaces, le corail plus ardent, les bananes plus mûres. Le sourire enlève les chaînes des hommes, guérit les cœurs blessés, calme l’attente, réconforte l’espoir. Le sourire traverse les murs, attend les cheveux blonds sur l’oreiller, murmure des mots sans suite. Le sourire est bon comme un pain cuit, comme une idée sage, comme une photo tranquille. Le sourire sait baiser les yeux doucement, pour boire les larmes, pour garder la lueur au fond des prunelles vives. Le sourire t’embrasse, ma douce, et te dit qu’il faut croire parce que la vie est grande, infinie, et que les images une fois fondues, il ne reste plus que le beau temps.

Mille baisers.

J.