JM à JR (Fresnes 49/03/22)

 

Mardi 22 mars 1949

Ma chérie,

Je reçois tes bonnes lettres et tes pneus régulièrement. Et c’est très bien. Je voudrais savoir (c’est ce que je tâche de deviner à travers les mots affectueux que tu me dis) si ta conviction est bâtie sur un espoir personnel ou sur des indications précises que t’auraient données certaines personnes. Tu sais que je suis un grand garçon, qu’on peut me parler ouvertement. De plus, voici quel est mon état d’esprit : la vie n’a d’importance que sur un certain plan. Grâce ou exécution, c’est tout un si on reste sur le plan d’en bas. Ce mieux de durer dans un rêve de plaisir que de vivre un moment tragique dans un autre rêve de violence. La vie humaine (qui n’est pas la vie) essaie toujours de vous séduire ou de vous tourmenter. Quelle que soit la solution que les hommes prétendent ordonner (et personne ne peut dépendre d’un autre), nous sommes toujours, si nous le comprenons, dans la grâce la plus haute, qui ne saurait jamais être interrompue. Ce n’est pas dimanche que je chante victoire, moi ; c’est aujourd’hui, si j’ai vaincu beaucoup de violence ou d’inquiétude en moi : tous vieux oripeaux. La grâce qui nous est accordée, c’est de comprendre la vie, de la vivre, de la démonter dans la paix, de briser en nous et autour de nous tout rêve de mal. Et pour ce, il nous faut monter très haut dans la vision des choses réelles.

Tu n’as pas peur du tout, mais moi non plus, comme tu vois.

J’ai relu toutes tes lettres depuis deux mois. Il y en a qui donnent certaines précisions. Je comprends que tu ne puisses pas écrire tout ce que tu sais. Mais entre l’espoir et l’indication nette, il y a une nuance. Veuille donc me confirmer certaines appréciations que tu me donnais il y a deux mois.

A part cela, tout va le mieux du monde. J’ai dormi fort bien cette nuit, sachant depuis hier soir le report des visites, et j’attends avec confiance, puisque tu me dis tant de bonnes choses.

Écris-moi tous les jours. J’ai besoin de pattes de mouche régulièrement pour être au courant de tout.

Et je t’embrasse comme tu peux le penser. Avec une affection tranquille, un flot de bonheur, la joie de savoir que tu es apaisée. L’avenir est gros d’immenses possibilités. Un cycle nouveau d’expériences s’ouvre devant moi. Ce que tu viens de taper est déjà du passé, très vieux. Je l’adoucirai. Je le modifierai dans le sens qu’il faut pour que l’expérience soit bénéfique pour tous (car il faut s’expliquer toujours —les autres le font bien— ou bien ils mentent. C’est le devoir de chacun de rétablir toujours la vérité —même choquante). Mais pour les œuvres à venir, quelle douceur, quelle aspiration idéaliste. J’écrirai (ou j’essayerai d’écrire) comme peignaient Fra Angelico ou Boticelli, avec un amour tendre, une joie irrésistible, sans qu’il n’y ait aucune trace de mondanités.

Je t’embrasse infiniment. Tu es ma joie.

J.