Samedi 4 mai 1946
Alors, tu veux qu’on t’écrive tous les jours un peu, et que le lundi on t’envoie un journal complet de la semaine ? Exigeante fille. Craindrais-tu qu’on ne pense pas assez à toi ? Donc, en rentrant, inspiré par tant d’avidité épistolaire, je n’hésite pas à me précipiter sur mon papier blanc et à épancher furieusement ma bile contre le maudit garde républicain qui m’a interdit de manger mon sandwich. C’est la première fois que pareil fait se produit. Il est vrai que nous ne connaissons pas tous les méandres de la brutalité. C’est dans les petits détails de la vie domestique que se manifeste toute la tendresse entre époux. C’est également dans les multiples nuances de l’humanité que se témoignent les hommes entre eux qu’on peut apprécier la qualité d’un régime. La civilisation est un polissage, une multiplicité de prévenances. La politesse, c’est la bonté, et le manque de cœur qui atteint dangereusement les cellules de certains individus les empêche d’être riches, bons, heureux. Ne soyons donc point affligés nous-mêmes par la dureté avec laquelle certains prétendent conduire les autres. Ils ne se font du mal qu’à eux-mêmes. Au fond, ils se sont privés du plaisir de faire plaisir, alors que nous n’avons été privés de rien. J’ai apprécié la nuance que tu étais coiffée à mon gré, que tu avais mis la robe qui me plaisait, que tu m’avais apporté ces nouvelles qu’il me fallait.
Veux-tu faire passer à mon avocat le texte qui est publié dans Paroles Françaises, 2ème page, sur Buchenwald et les manœuvres des communistes allemands. C’est un texte indispensable pour ma défense. Il prouve beaucoup de choses. Fais le d’urgence. Je pense passer en témoignage vendredi chez Mr Fayon et peut-être samedi chez Mr O. Si tu veux bien te renseigner pour me faire dire vendredi si c’est pour ce samedi ou l’autre. D’autre part, si quelquefois Me Libmann est là vendredi, qu’il m’apporte et le texte du document en question et la réponse de Floriot sur ce que je lui ai demandé (affaire Grandin) pour que je sache si je dois rédiger ou non la note pour mon juge. Je voudrais être bien conseillé là-dessus. J’ai l’impression qu’il va falloir agir et très durement, sinon nous n’aboutirons à rien.
Fais attention, surtout n’envoies plus de livres dans les colis. Défendu par un nouveau règlement. Il faut une autorisation spéciale de la direction. Sur ce, je m’arrête pour ce soir, pour laisser de la place aux jours suivants. Mais j’ai bien envie de ne pas m’arrêter, de te dire que tu as les cheveux fins et doux, la peau si blanche et enfantine qu’on croirait une porcelaine japonaise, et de grands yeux violets comme des bonbons doux. Permets que je les croque avant de m’endormir. Surtout, pas de mauvais rêves. Confiance. Patience. Espoir. Certitudes. Un grand courage. Nous arriverons à surmonter l’épreuve. Il n’y a pas d’obstacle qui ne finisse par céder. Tous les problèmes sont faits pour être résolus. Toutes les difficultés pour être vaincues. Peu à peu, en tâtonnant, nous comprenons la manœuvre. Elle est beaucoup plus difficile pour les honnêtes gens que pour les habiles, car nous avons responsabilité de faire prévaloir des doctrines très attaquées. Je m’arrête pour te souhaiter le bonsoir sinon je ferai un discours politique. Si c’était moi qui avait rédigé une constituante pour nous deux, est-ce que tu voterais « Oui » ?
Dimanche.
Temps gris, mais pas cœur gris. Je me suis levé d’excellente humeur pensant à ta joue, à ta mèche de cheveux blonds et à la « salière » de ton cou que je trouve un peu maigre. Il faut te remplumer petite Jeannette. Je ne veux pas que les soucis (inexistants), l’inquiétude (disparue), les travaux ménagers (inabsorbants), les devoirs maternels (réjouissants) diminuent le potentiel du petit bout de femme qui doit, dans l’avenir, assumer encore de glorieuses tâches, sociales, conjugales et autres. Donc, plus de soucis, d’inquiétudes, de fatigue. Il faut que ma Jeannette soit dans cette santé éternelle et inamovible qui donne la force de supporter et d’éliminer toutes les petites épreuves humaines. Avis.
Sur ce, nous allons travailler à de menus travaux littéraires ou autres. Peu à peu, les œuvres s’étendent en amplitude, en autorité, en même temps qu’elles se raréfient. Il n’est pas nécessaire d’écrire beaucoup pour bien écrire, au contraire. L’abondance de mots nuit parfois. Et le plus souvent la qualité est fonction de la brièveté. C’est pourquoi j’apprécie infiniment certaines lettres de Jeannette qui en peu de mots disent tout ce qu’il faut dire, et qui se terminent par ce terme si vague, si empathique, si charmant, plein d’impondérable, d’inexprimable et d’inassouvi : « gros, gros baisers » ! De la part d’une femme aussi menue, tant de grosseur, de grandeur, d’extension dans l’infini de la tendresse, concentrée dans une formule si lapidaire me semble un de ces phénomènes volcaniques propres à inspirer le respect, la dévotion, l’adoration et la reconnaissance. Les humains manifestent leur joie par des embrassades douces, par le plaisir de se pénétrer mutuellement de leur affection. J’en ressens tout le prix et la bénédiction, d’autant mieux qu’il apparaît sous l’écorce brute des mots doux, d’exquises nuances qui prouvent une nature particulièrement dévouée. Allons, ne faisons pas rougir d’orgueil, de confusion ou de plaisir, une personne qui n’a pas besoin de compliments pour être complète, et adoptons le masque froid. À demain pour la fin de cette missive. Ce qui ne veut point dire que, par instants (les instants durent le temps qu’on veut), nous ne penserons point à vous durant le cours de cette mémorable journée. Pour qui voulez-vous voter ? Pour la liberté des amants (joie des enfants, tranquillité des parents…), pour que la mer soit bleue, le ciel clément et la Terre plus douce aux hommes de bonne volonté ? Qu’importe ! De quelque côté que les hommes s’agitent, la Terre, elle, tournera toujours dans le même sens, et le vote d’aujourd’hui n’arrêtera pas la course, la double course —celle de l’erreur vers l’abîme—celle de l’éternelle vérité— dans son cycle radieux. Votez donc pour que la vérité apparaisse en vous et en tous, car c’est le bénéfice collectif. Notre but est de comprendre les lois de l’harmonie. La volonté humaine n’y ajoute rien, surtout pour ceux qui essaient d’emprisonner l’infini (la réalité) dans des formules constitutionnelles. La seule loi à suivre est écrite depuis toujours. C’est celle de l’Évangile. Et les assauts furieux des hommes n’y pourront rien changer. Elle enrichit les pauvres et appauvrit les trop riches. Elle console et pardonne. Elle frappe terriblement le méchant. Bonsoir. Bonne nuit.
Lundi.
Ton bouquet s’est ranimé en une heure. Elles sont toutes épanouies ce soir, les rouges, pleines d’émotion, les violettes, pudiques, les mauves, coquettes. J’ai encore des pâquerettes de la semaine dernière, épanouies et pâles. Elles ont traversé toutes les émotions de la semaine électorale. Et aujourd’hui elles respirent, le danger passé. Alors, la France a voté « Non » ! Nous en sommes tout étonnés. Quelle surprise ! Est-ce que ce pays, à force de coups, deviendrait intelligent ? L’expérience a sans doute profité. On verra le 2 juin. En tous cas, c’est déjà bon signe. Nous pensons que la détente va s’accentuer rapidement. On peut déjà augurer favorablement du dénouement. Ici, ce soir, on respire infiniment mieux.
Veux-tu dire à ma mère qu’elle me mette davantage de caleçons courts. Il n’st pas suffisant de n’en n’avoir qu’un à la fois. Merci pour l’encaustique. Il est déjà passé. Le parquet brille comme un Dieu, et nous humons une bonne odeur. Il faudra m’en mettre de temps en temps. Assez de bougies pour le moment. Je te dirai s’il faut reprendre. Merci pour les crochets. Suffisant. Bravo pour les rondelles. Pense-tu à la couverture standard de cahier pour papier perforé ? J’attends les photos, en me réjouissant.
Que vont donner les prochains procès ? Les jurés seront-ils influencés par l’ambiance actuelle ? On sent déjà que le prochain gouvernement sera opposé à celui-ci. Mais le renversement se fera-t-il dans une énorme bagarre ou bien dans de multiples compromis ? L’avenir apparaît chargé de luttes. Nous avons peut-être à Fresnes passé de fort beaux jours. Quelle époque !
Le soleil est revenu dans une plénitude heureuse. Il caresse les murs de la cellule comme il découpe en plusieurs plans d’ombres et de contre-jours les lointains de la plaine. Les menues collines que nous apercevons d’ici apparaissent toutes frangées de lumière et se noient dans la grisaille éblouissante du couchant. Tous les peupliers, tous les massifs d’arbres se déroulent en bandes horizontales qui sont autant de décors successifs, plantés devant notre horizon. Là-dessus, quelques bruits de voix d’enfants. Au loin, un train passe. La sonnette de la prison grince dans l’air chaud. Il fait un bonheur très paisible. Puisque aujourd’hui je puis vivre le vers de Baudelaire : « des parquets luisants, polis par les ans, décoreraient notre chambre… ». Attendons qu’elle soit la nôtre —et que le soleil brille sur une Terre réconfortée, réconciliée.
Au revoir, toute petite fille, je commence à croire que tout cela va finir.
Ton J.