Lundi de Pentecôte
10 juin 1946
Ma Jeannette chérie,
Avoir en face de son nez (grand) un bambin blond qui tient une pédalette [1] dans un jardin fleuri, et qui regarde étonné avec de beaux yeux candides sa mère qui prend la photo, nous place à côté de la mère, nous fait épouser le geste heureux de la mère qui a le bonheur de toucher des arbres de près, de fouler du pied le gravier fin d’un jardin de banlieue, de s’amuser sur les bords de la route, parce qu’elle n’est pas dangereuse pour l’État. Tandis que nous, qui sommes des êtres exceptionnellement cruels, barbares, épouvantablement sadiques, qui avons commis les pires crimes, qui avons désobéi à la loi du plus grand nombre, qui ne nous sommes pas soumis à tous les ordres qui venaient de tous les comités, qui avons résisté au vent de folie qui tourneboule la tête des peuples ivres d’une liberté anarchique, nous ne devons plus voir pour l’instant les images de ceux que nous aimons qu’épinglées sur le mur, et le sourire fixe rappelle de bien doux souvenirs à travers quoi se meuvent les formes. Il est superbe ton, notre, gosse. Il est magnifique de santé, heureux de se trouver dans un monde parfait, tendant les bras à la vie. Il sait qu’autour de lui ne s’agitent que des anges aimés et amoureux que des pensées ailées et bienfaisantes et applaudit à tout ce bonheur. Je joins mes vœux, mes caresses, mes tendresses à tout ce qu’on lui promet, tout ce qu’on lui donne, et… restera-t-il quelque chose pour la mère ? Tu sais que j’aime beaucoup, que j’adore, les enfants. Tu les sais bien, car tu es si enfant que tu as du sentir quelque chose, parfois…souvent… très souvent… toujours.
Cette semaine tu as été très gentille. Tu m’as écrit souvent, longuement, avec tout ce qu’il fallait pour avoir de quoi vivre et sentir que dans cette sacrée existence tout ne vous abandonne pas lors du naufrage. Au contraire. Il semble que les épreuves donnent un regain de vie à l’amitié, à l’affection, à l’amour. Je crois que ce qui aura résisté à l’épreuve sera d’une qualité si solide que rien ne pourra le détruire, car c’est en ce que nous manifestons d’éternel que nous prouvons notre vitalité et notre harmonie. Aucune violence, aucune condamnation, aucune prison ne prévaut contre la douceur, la patiente prière qui nous apprend les lois de la vie, l’infini de notre joie permanente quand nous obéissons aux incantations les plus hautes de la musique intérieure. À propos, où en sont les B. d’Or [2] ? Je voudrais bien en avoir un exemplaire pour le corriger. Veux-tu le donner le plus tôt possible à Mme D. Tu sais que j’ai l’autorisation du juge pour cela. C’est une des pièces capitales de ma défense. Je compte sur toi, petite fée, petite amie, petite femme, petite maman, petite fille.
En ce moment la vie est à la fois très douce et très dure. Il faut une fermeté, une volonté, une assurance, une foi profonde en la justice réelle, en l’immanence [3] et la permanence d’un ordre supérieur pour supporter les désirs, les suggestions qui arrivent parfois en foule à l’esprit. Et le combat mental semble souvent difficile. Puis tout se calme, s’éclaircit, s’apaise. Il se rétablit une immense accalmie et nous ouvrons nos yeux sur des fleurs reposantes, nos esprits à des rires enfantins. La haine gronde encore, hurlante au dehors, d’autant plus qu’il semble qu’elle va s’effondrer très vite, qu’elle est déjà morte, emportée par le vent, que ce n’était qu’un piège grossier, un nuage de préjugés. Et nous qui avons conservé, ballotés durement par les vagues de cette terrible tempête, notre indépendance et notre sourire, nous pouvons déjà nous reposer avec moins de fatigue sur l’oreiller où souvent poussaient les cauchemars. C’est un drôle de sentiment que se dire tous les jours : Tiens ! C’est curieux, je n’entends plus que cinq bruits de chaines au lieu de huit. Qu’à-t-on fait des trois autres ? Ou bien, qu’est-ce qu’on va me coller : la mort ou perpète ? et de penser à des tas de considérations accessoires. Et de lire des vers ou la Bible, et de philosopher en toute sérénité. Et de se dire : après la mort, qu’est-ce que je penserai de tout ça, que la vie continue et qu’elle est belle quand même. Car nous ne disparaissons jamais dans le néant s’il y a en notre peu d’esprit la petite lueur qui brille et fait entrevoir l’immense lumière qui réjouit tous les vivants dans l’éternité des cieux et des terres indescriptible à l’esprit humain. L’enveloppe humaine, c’est la feuille de l’arbre. Elle tombe avec le vent. Une autre pousse. L’arbre demeure. L’espèce demeure quand l’arbre est mort et ainsi de suite. Et ceci n’est encore que l’ombre d’un rêve. Car la réalité est autrement permanente. Que voilà des pensées hautes et claires. Point sombres du tout comme on pourrait le penser. Au contraire.
Je suis ravi que tu ailles à Lozère cette semaine. Tu y feras sans doute des photos et j’en profiterai bientôt. Douze photos pour le moins ! Dans toutes les poses : de dos, de face, de profil, gros plan, en pied, dans toutes tes robes, avec ou sans ruban dans les cheveux. Et ne pas oublier le sourire. Tu sais que chaque photo vaut une lettre. Pense à moi quand tu poses, pour voir si tu a l’air amoureux et aimable !!! Vérification. J’aurai aussi des fleurs des champs. Que de cadeaux.
Surtout dis bien à tes amis qu’il n’y a pas de raison d’être dérangé maintenant avant octobre au moins. Pourquoi plus tôt ? Rien à se dire. Compris ! À ce moment là, nous aviserons. On peut tout quand on veut. Les oiseaux chantent. Le soleil brûle la peau. Mes œillets poussent vite. Les bégonias s’ouvrent. Mes pensées sont toutes droites et ont fleuri magnifiquement depuis quinze jours. Procure toi quelques graines à semer en juin, ou quelques oignons tardifs. J’adore voir pousser les plantes. Extraordinaire. Tu ne peux imaginer ce qui est contenu dans une graine d’œillet. Mystère de la vie.
Aurais-tu cru que de toi même naitrait un aussi gros garçon ? Tu en es encore toute gâtée. Comme toutes les mères. Il faut l’aimer car Dieu l’aime et l’a fait resplendissant, plein de toutes les qualités, bien plus beau encore que tu le crois. Inimaginablement intelligent, doux, puissant, fort en toutes choses.
Cette semaine je n’ai point pensé à la politique. M’en f…. totalement. Les hommes sont idiots de tourner en rond dans leurs ornières. Plus on leur met le doigt sur la solution, plus ils la refusent. Alors, qu’ils paient leurs erreurs. Nous pas. Nous sommes bien fermement décidés à ne pas payer les erreurs des autres. Et (l’on accuse toujours son voisin, mais cette fois nous avons les preuves) ce n’est pas nous qui avons les torts. Fichtre non !
Je t’embrasse. Tu m’embrasses. Nous nous embrassons. Voilà le verbe conjugué. Il n’y a pas besoin d’autre temps. Nous deux, rien que nous trois. Nous trois, rien que nous deux. Tu sais que je t’aime beaucoup, beaucoup pour parler ta langue imagée. Gros, gros, gros, bisous ! Gros comment ? Ils se mesurent au mètre !
Trêves de plaisanteries. Tu sais que je pense très sérieusement à ton bonheur, si tu veux bien me laisser y penser. Nous verrons comment y parvenir. Une fois qu’on m’aura jeté une corde pour me tirer de la flotte où je me débats, nous nous retrouverons sur la terre ferme, les pieds par terre. Et je ne crois pas que tu soies trop malheureuse si tu as la patience d’attendre. Merci pour tout ce que tu fais. Tu sais que chaque petit paquet est un trésor. Comme toi.
J.
Moi aussi je rajoute des choses dans le coin. Il ne faut pas laisser perdre une seule occasion de se le dire, de le penser, de le sous-entendre, de le redire, de le chanter. Je t’aime bien, bien, oui, très bien. Sans regarder en arrière. L’avenir est à nous. Gros, gros, gros, gros…
J.
[1] Pédalette : (patinette ou trottinette à pédale) : Jouet composé d’une plate-forme allongée montée sur deux petites roues et d’un guidon à direction articulée, que l’enfant fait avancer en s’aidant d’un pied qu’il pose régulièrement par terre pour donner l’impulsion ou en actionnant une pédale en un mouvement de va-et-vient (note de FGR)
[2] Les barreaux d’or : recueil de poèmes écrits pendant sa première année de détention. Ils seront publiés en Suisse à titre posthume par son fils Bernard (note de FGR).
[3] L’immanence désigne le fait de demeurer à l’intérieur. Un principe métaphysique immanent est donc un principe dont l’activité non seulement n’est pas séparable de ce sur quoi il agit, mais il le constitue de manière interne. Ce concept s’oppose à la transcendance, qui est le fait de sortir, d’aller à l’extérieur. L’utilisation de ces concepts nécessite la définition préalable de l’intérieur, de l’extérieur et de leur frontière (note de FGR).