JM à JR (Fresnes 46/06/17)

 

Lundi 17 juin 1946

Ma petite Jeannette chérie,

Je viens de recevoir ta grande lettre bien affectueuse, bien aimante, bien réconfortante, m’apportant la nouvelle gracieuse que nous nous verrons jeudi. Bravo pour la visite, à condition qu’elle soit suivie de beaucoup d’autres. Je ne sais pas très bien si nous pourrons nous voir longtemps, indéfiniment ainsi. Enfin ! Patientons. Les évènements tournent si vite. Jusqu’à présent nous avons eu raison d’être confiants. Si nous sommes aussi sages, il se peut qu’on nous récompense encore. Le ciel est toujours plein de bienfaits pour ceux qui acceptent ses dons. Et c’est quelque fois pour les avoirs négligés qu’on attire sur soi des ennuis. Mais ce bougre d’Empyrée [1] est si complaisant, si plein d’indulgence que même quand on a fauté il vous pardonne. Les fils prodigues ont beau jeu.

Tout de même on aurait pu choisir un autre jour que le jeudi ! Tant pis. Enfin ! Ils ne vont pas devenir pressé, tes amis ? Hein ? Moi, je ne suis pas du tout, mais pas du tout pressé. Tout va très bien. Tout se déroule fort harmonieusement. Et les erreurs qui prétendent nous enchainer  perdent chaque jour un peu de leur virulence. Dans quelque temps, il faut espérer qu’on n’en parlera plus.

J’attends la visite de F. [2] ou de sa secrétaire. J’espère qu’ils voudront bien passer pour me tenir au courant, car je ne vois pas très clair dans cette histoire. De toutes façons, Mme D. m’a dit que je ne pourrai passer avant octobre au moins. Nous avons donc encore du temps devant nous. Je pense même qu’étant donné l’état de l’enquête, il faudra reculer encore, car tout n’est pas expliqué. Et on n’a pas fait tout ce qu’il faut pour éclaircir l’histoire. Je compte présenter une note là-dessus.

Trêve de soucis à propos de ces mauvaises histoires qui, j’espère dans peu de temps, seront terminées. Je te dirai jeudi tout ce qu’il faut faire. Tu iras voir F. pour cela. Bravo pour la machine à écrire ! Il faudra travailler beaucoup et très vite parce que j’ai beaucoup de travail pour toi après. Est-ce que tu pourras travailler pour moi au milieu de tant d’enfants ? S’ils sont tous aussi beau que Frédéric, combien en veux-tu ? Douze ? Quinze ? J’ai lu dernièrement la vie romancée d’un personnage de la Révolution qui avait épousé la 26ème fille d’un quelconque gros paysan des environs. Il n’avait eu que des filles. 26 ! Voudrais-tu 26 garçons ? C’est ainsi qu’on fait les peuples forts et les familles riches. Seulement il faudra un autre régime pour les faire vivre, car je ne vois guère, avec les appointements actuels, comment donner la becquée à tous ces moineaux, à moins de se faire agriculteur et d’avoir à côté de soi une vingtaine de solides gaillards pour défoncer le sol et semer la pitance.

Nous trouverons le moyen de te donner satisfaction et puisque tu n’aimes pas les peignes, ni les rubans, nous te les enlèverons comme promis. Voilà pour l’avenir.

Il contient bien d’autres choses cet avenir. Je crois malgré tout qu’il nous faudra avant tant de douceurs franchir un certain cap bien battu pas les vents, et là, nous pouvons avoir des émotions. Elles ne sont pas pour demain, mais pour dans quelques mois. Il faudra bagarrer dur. Et c’est là où on reconnaîtra la force de caractère de Jeannette, car il ne faudra pas qu’elle doute un seul instant, quelles que soient les apparences. Mais, avant de se livrer à d’aussi sages suppositions, on peut également supputer que le vent tournera très vite et ne nous jettera pas sur les récifs. Tout est possible. Donc, faisons confiance à Celui qui nous protège toujours quand nous nous mettons avec obéissance dans sa main puissante. Il n’y a pas de haine qui puisse prévaloir contre les bons sentiments loyaux dont nous sommes animés. Il est vrai qu’on ne touche pas toujours son salaire en ce monde. Il y a des moments où il faut faire le sacrifice de beaucoup d’espérances humaines. Nous verrons.

Mais une fois ce cap franchi, il y aura l’apaisement, la renaissance, le retour à la vie. En faudra-t-il encore de la patience ! Ce ne sera peut-être pas trop long. Qui sait ? Que se passera-t-il dans le monde avant cela ? Quelle époque ! Bon Dieu ! Dire que nous avons tous cru au paradis terrestre, au petit pays tranquille où les gens gagnaient de l’argent en travaillant, s’aimaient les uns les autres, un pays sans voleur, donc sans gendarmes, sans ennemis, donc sans collaboration, ni épuration, où les patrons et les ouvriers s’entendent, où les bourgeois ne sont pas les bourreaux des prolétaires et vice-versa, et où on ne se dispute pas à tout propos, pour des questions de religion ou de philosophie. C’est donc si difficile pour les hommes d’avoir la paix en eux, et de l’exprimer si puissamment qu’elle rayonne partout autour d’eux ? La chose la plus étonnante, en ce monde, c’est l’ordre ! On ne le conçoit plus que maintenu par une force, par une terreur intense. Alors qu’il devrait jaillir spontanément des esprits.

J’écris tout cela en regardant pousser mes œillets et me bégonias. Quelle merveilleuse chose que la nature qui sait si harmonieusement diffuser et faire rayonner toutes ces cellules selon des modes mystérieusement symétriques. Et pourquoi faut-il qu’à côté de tant d’ordre extraordinaire, de la multiplicité proliférative végétale, animale et autre, il y ait tant de désordre dans le cerveau humain en révolte contre la hiérarchie des choses, des espèces, des classes, des rythmes et des proportions ? Les anciens avaient découvert mieux que nous la loi de sagesse qui préside à l’élaboration de tout grand œuvre. Ceux qui ont construit le Parthénon n’auraient jamais commis la faute de laisser libres tant de forces anarchiques. Plus on est civilisé, plus il faut de discipline.

Je reviens des colis. Seul celui de linge m’a été donné aujourd’hui. L’autre ne me sera distribué que demain matin. Pourquoi ? Manipulation ? Vérification ? Patience !

Le colis de linge est bien. Dis à ma mère de continuer régulièrement a/ le méta b/ l’encaustique. Merci pour le slip. Parfait. Je lui rendrai mon vieux veston l’autre jeudi. Qu’elle le fasse nettoyer. La marguerite que tu m’as envoyée dans la lettre pend sur ta photo au mur. J’attends les autres promises. La série de 12.

Pour Coston. J’ignore dans quelles circonstances il a été arrêté. Et comment il se fait qu’on l’ait trouvé en Italie, alors qu’on le prétendait à Paris. Mais je demanderai forcément son témoignage pour préciser quelques points importants. Il y a un autre témoignage capital que j’attends. C’est celui de H. qui ne t’a pas répondu, mais que je vais faire convoquer. Tout cela travaille dans ma tête depuis tout à l’heure. Je n’aime pas du tout ne pas savoir exactement ce qui se passe. Le parquet aurait-il réclamé le dossier ? Je ne vois pas pourquoi.

Je relis ta lettre et j’y trouve des raisons de te faire de multiples reproches.

  1. je ne griffonne pas mes lettres en dernière minute. Au contraire. Je passe tout un après-midi à t’écrire consciencieusement des choses spontanées qui, pour venir tumultueusement n’en sont pas moins vraies et profondes. Je ne néglige pas les mots, ni les sentiments, ni les nuances, ni les arrière-pensées, ni les souvenirs, ni les désirs, ni les recommandations de sagesse, ni quoi qu’il faille pour que tu aies la conviction, la révélation nette, d’une réalité affectueuse, aimante, passionnée, gentille, durable, sincère, bâtie sur l’expérience et sur le sentiment, construite à chaux et sable et capable de résister à tous les assauts violents de la vie (et l’on sait qu’il s’en présente. Les tentations sont comme des personnages de foire. Il faut tirer dessus à balles redoublées). Or je n’ai pas d’autres tentations que de te faire toucher du doigt le bonheur qu’on tient bien souvent dans la main sans s’en douter.
  2. Néant. Plus de reproches. Je suis bien trop content de t’écrire et de recevoir des tas de jolie choses cachées sous les mots, ficelées comme des œufs de Pâques, pour me plaindre que les murs sont trop lourds, la distance entre nous trop grande et tes lettres écrites trop large. Ce qu’elles n’ont pas en quantité, elles l’ont en qualité, avec la fraîcheur qui fait les yeux ronds, les bouches enfantines et le cœur battant. Je t’embrasse donc comme tu es, toute menue, toute aimante, toute pleine de tendresse pures, toute joyeuse d’ouvrir les bras à la vie, toute forte et courageuse pendant les jours d’orage, et décidée à vaincre et gagner les temps de paix. On t’embrasse donc ainsi et mieux encore.

J.

[1] Empyrée : nom masculin. Selon les notions de l’antiquité, la plus élevée des quatre sphères célestes, celle qui contenait les feux éternels, c’est-à-dire les astres. Le séjour des bienheureux. Au figuré : être dans l’empyrée, être dans un lieu de délices. Dans un sens ironique. Être toujours dans l’empyrée, être dans les nuages, ne savoir ce que l’on dit, à force de chercher le sublime. Empyrée est également le titre d’un des ouvrages de Jean Mamy (note de FGR).
[2] Il s’agit bien évidemment de René Floriot, son avocat, maître du barreau de Paris, renommé pour sa maîtrise des dossiers mais pour être aussi le plus cher des avocats de son époque. (note de FGR).