Lundi 15 juillet 1946
Ma chérie,
Tu étais très jolie, bien souriante, bien reposée, bien jeunette l’autre jour dans le cabinet du juge. Et les trois mots et quart que nous avons échangés m’ont rempli de cette confiance totale, de ce merveilleux repos qui fait que l’on peut traverser les longs tunnels de l’absence avec une image chère sur son oreiller, sans que vraiment la vie soit une cave, un tombeau, une prison. Tu étais – comment dire ? – toute menue, toute confuse, perplexe car tout à coup le temps nous a manqué, comme s’il nous fallait, à nous, du temps, de l’espace, des mots, des corps de chair pour se dire les tendresses qui ne manquent pas de surgir abondamment tous les jours, toutes les heures, comme mes œillets, mes gueules de loup, mes pétunias… Mes ou tes ? Car les fleurs poussent et font sur ma fenêtre un jardin de mystère et de silence. Les pensées t’aiment toujours, fleurissent à foison (trois ou quatre par semaine). 3 gueules de loup roses et 2 jaunes ont réapparu et il s’en promet d’autres. Le pétunia se développe comme un géant. Les bégonias sont de la taille du baobab de Tartarin. Nous vivons en pleine efflorescence de forêt vierge. Que ne faut-il pas en déduire pour tous les méandres de sensibilité sentimentale qui, eux-aussi, ont leurs nervures, leurs lobes, leurs épanouissements, leurs discrétions, font leurs ravages intimes, prennent dans l’esprit la place qui leur est allouée par l’intuition, l’espérance… et bien d’autres choses aussi. Peut-on nommer des choses indescriptibles ? Peut-on limiter, délimiter, définir l’infini ?
Oh, vous êtes si jolie, Oh mon bel ange blond ? Alors, vraiment, tu avais passé trois heures devant ta glace pour te faire une beauté plus que parfaite. Eh bien ! Il me suffit à moi, Mamzelle, que vous ne soyez point bichonnée, mais lavée à l’eau pure de la fontaine, point fardée, mais parée de toutes les vertus, mes grâces nocturnes ou matinales les plus éclatantes, point repeinte, mais marquée par les courbes harmonieuses de la nature, et que votre tête menue repose dans l’équerre de mon bras gauche et que vos yeux se colorent d’émotion souveraine et que je puisse décrire à votre oreille les paysages flamboyants qui apparaissent sur les hauteurs poétiques d’où nous voyons se dérouler l’immense panorama de la vie – avec toutes ses affres et ses grandeurs, ses courbes et ses replis, ses sursauts, ses angoisses et ses triomphes. Comme tu es, je t’aime. Il ne m’est pas besoin que tu perfectionnes ce qui mentalement me plait. Il me faut simplement te connaître, te comprendre, pénétrer ta pensée, adoucir tes préoccupations, t’aider à ton développement. Voilà, Mamzelle, pourquoi l’inquiétude ne doit point être de mise dans votre esprit courageux et clair. Et, là-dessus, fermez les yeux et dormez pure petite fille. Ce n’est point du roman. Votre prince charmant vous souhaite toutes les bénédictions du monde, avec, primo cette patience dont il ne faut point se départir si l’on veut que les journées soient gracieuses et chantantes.
Tout d’abord je te défends, avec des yeux farouchement furibonds, de te faire du mauvais sang pour mon humble personne. Les battements de cœur sont interdits pour d’autres raisons que les agréables, que l’annonce d’un grand bonheur, telle la conviction que pour l’instant et dans la mesure où toutes choses servent heureusement à l’expérience de chacun. Tout va fort bien. Le moral est excellent, le physique comme de juste aussi, et nous supportons allégrement les joyeusetés de l’époque – d’autant plus joyeusement que nous avons conscience d’être mu par une vérité métaphysique, une vérité tout court qui nous fait considérer les stupres de l’existence comme de basses manœuvres qui ne sauraient atteindre notre être réel. Puisque Dieu est pour nous, qui sera contre nous ? Puisque nos actes sont conformes à l’expression de notre plus haute nature, qu’avons-nous à craindre ? Puisque nous ne descendrons plus sur le plan de la discussion fumeuse, des insultes vulgaires, mais que nous ferons l’honneur à tous ceux qui prétendent nous persécuter de les délivrer aux mêmes arguments dont ils se chargent et de leur pardonner leurs bêtises, à condition qu’ils ne pêchent plus, que pouvons-nous redouter ? La mort ? Ils sont incapables de donner la vie, comment pourraient-ils ôter quelque chose qu’ils ne sauraient contrôler ou manipuler. La perte des richesses terrestres ? Elles sont l’expression visible des richesses intérieures, et nous saurons peu à peu démontrer à quel point l’abondance règne dans le royaume éternel des idées harmonieuses. La perte de la liberté ? Jamais nous n’avons été plus détachés des limites de ce monde, jamais nous ne nous sommes sentis plus légers, plus heureusement tranquilles. La privation de voir les êtres que nous aimons ? Nous leur accordons l’honneur d’être aussi patients, aussi courageux que nous. Nous savons qu’eux-aussi sont pénétrés de la pensée du monde réel que nous portons en nous et qui se prouvera magnifiquement au jour dit. Les épreuves sont nécessaires pour affermir l’acier comme l’homme ; et quelle que soit l’issue de l’aventure, nous en sortirons meilleurs que nous y sommes entrés. Voilà la bonne philosophie. Pas vrai ? Laisse-moi t’embrasser derrière l’oreille.
Alors, tu viens jeudi. Bien sûr tu viens jeudi. Naturellement tu viens jeudi. Veux-tu te procurer dans la petite collection des meilleurs livres les n°s 252 – Aristophane [1] – les Nuées, 172 – Eschyle [2] – Prométhée enchaîné, 218 – Agamemnon, 219 – Les Choephores, 175 – Euripide [3] – Alceste, 287 – Les Troyennes. Je te dirai jeudi le processus pour qu’ils puissent me parvenir. C’est enfantin, mais surtout ne pas les mettre dans les colis de linge. Je serai puni. C’est un paquet à faire pour le directeur. T’expliquerai.
Ma mère, croyant qu’on ne distribuait pas les colis, vient demain ; ce qui me fait attendre les fleurs que tu n’aurais pas manqué de m’envoyer. Je pense également que le courrier –vu les fêtes– doit être en retard et que je n’aurai guère de nouvelles avant demain. Mais ne crois pas que je ne sache pas ce qui se passe. Mon petit doigt m’a dit que… et j’ai vu Jeannette écrire d’une plume rapide les quelques mots qu’il faut pour remplir toute une cellule de prisonnier. Pourquoi ne me dirais-tu pas des choses encore plus gentilles ? Pourquoi ne m’avouerais-tu pas tout cru des nuances d’une intimité plus profonde ? Le gros, gros, gros baiser, que cache-t-il ? Évidemment, quand je te rencontre « par hasard » dans un couloir, j’ai l’impression qu’il est une manifestation spontanée et entière d’un sentiment sincère. Mais, mais, mais… j’attends que –tels mes œillets– ces baisers, ces douceurs, se développent davantage et révèlent tout le principe de leur substance, et ne se fanent pas, sans se renouveler aussitôt.
Ma chérie, j’espère aussi que tu as beaucoup travaillé. Tu sais que de mon côté, je fais tous mes efforts pour te donner énormément de travail à la sortie. Et tu serais heureuse que je t’emmène à la campagne, avec une machine, et que je revienne avec toi à Paris, avec une machine, que nous passions nos soirées autour de la machine, et que je te réveille souvent pour te demander de taper quelque chose.
Donne moi la même chose que tu m’as donnée en nous quittant l’autre jour. Ton rouge est excellent, il a saveur de miel. Embrasse le gros, gras, grand garçon –qui est le plus doux des hommes– et doit certainement rester dans son coin sans bouger, ni rien dire, pour ne pas déplaire à sa maman (elle serait bien heureuse d’avoir donné le jour à un soliveau [4] !). Il est superbe ton fils. Comme toi. Voilà de quoi te faire penser qu’on t’affectionne autant qu’il te plait… et qui sait… tu ne sais rien. Gros, gros, gros…
J.
[1] Aristophane (né en 450-445 av JC, mort en 385 av JC) est un poète comique grec. Il se fit connaître par deux pièces aujourd’hui perdues : les Détaliens ou les Banqueteurs (427) et les Babyloniens (426). Il écrivit de nombreuses comédies, dont la plupart ne nous sont connues que par des fragments. Onze nous sont parvenues : les Acharniens (425) et la Paix (421), où l’auteur intervient franchement dans la politique et combat le parti de la guerre ; les Cavaliers (424), où il attaque ouvertement Cléon, le tout puissant démagogue ; les Nuées (423) où il raille Socrate ; les Guêpes (422), où il tourne en ridicule l’organisation des tribunaux athéniens et les manies des juges ; les Oiseaux (414), où il s’en prend aux utopies politiques et sociales, comme plus tard dans Lysistrata (411) et dans l’Assemblée des femmes (392) ; les Thesmophories (411), et les Grenouilles (405), satires littéraires dirigés contre Euripide.
[2] Le premier grand nom de la tragédie grecque est Eschyle. Seules sept tragédies d’Eschyle subsistent, mais on sait qu’il composa quatre-vingt-dix tragédies et de vingt drames satyriques. La plus ancienne tragédie conservée est Les Perses (472), seul exemple de pièce à sujet historique, inspirée à l’auteur par sa propre expérience de la guerre contre les Perses (Eschyle prend part aux batailles de Marathon et de Salamine). Suivent Les Sept contre Thèbes (467), consacrés à l’attaque de Thèbes par les sept chefs et à la rivalité entre Étéocle et son frère Polynice ; puis Les Suppliantes (464-463), dont le personnage principal est le chœur des Danaïdes, qui implorent la protection de Pélasgos contre les Égyptiades. En 458 est représentée l’Orestie : sous ce terme est désigné le seul exemple de trilogie tragique qui nous soit parvenu, consacré à travers les trois pièces qui la composent (Agamemnon, Les Choéphores, Les Euménides) à la malédiction des Atrides et au destin d’Oreste, vengeur de son père Agamemnon et meurtrier de sa mère Clytemnestre. La dernière pièce conservée d’Eschyle, Prométhée enchaîné est assez différente des autres, et met en scène des personnages divins uniquement, après que Prométhée eut été cloué au rocher par Héphaïstos, sur l’ordre de Zeus.
[3] Euripide, né à Salamine en 480 av. J.-C., mort en Macédoine en 406 av. J.-C., est un tragique grec. Contemporain de Socrate, il est aussi son ami. Il se lance publiquement dans la tragédie à partir de 455. Les femmes dans ses tragédies décrivent la passion physique et morale, à l’exception d’Oreste dans Andromaque. Médée, Sthénébée, Pasiphaé et Phèdre ont fait scandale dans le public athénien qui estimait que le théâtre devait représenter la solennité religieuse et non les drames humains. Il écrit Alceste en 438 av JC et Les Troyennes en 415 av JC. (notes de FGR)
[4] Soliveau : homme dépourvu d’autorité, ne sachant pas se faire respecter [allusion à la fable de La Fontaine (livre III, fable IV), Les grenouilles qui demandent un roi où Jupiter envoie aux grenouilles un soliveau, « roi tout pacifique », qui, d’abord craint, se voit reprocher son extrême tolérance]. Synonyme : fantoche (note de FGR)