JM à JR (Fresnes 46/07/08)

 

Lundi 8 juillet 1946

Ma Jeannette chérie,

Aujourd’hui j’ai 44 ans ! Si j’étais coquet je devrais cacher cet âge. À côté de tes 20 ans. C’est peut-être très vieux. Et pourtant, je ne me suis jamais senti aussi jeune, aussi souple, aussi plein d’activité, aussi reposé. Preuve que l’âge n’existe pas. Il y a des jeunes gens de 17 ans qui sont des vieillards et des hommes de 60 qui sont dans la force de leur action la meilleure. Pour moi, j’ai commencé vraiment à vivre vers 40 ans, là où j’ai brisé toutes les vieilles erreurs de ma jeunesse trop complaisante envers certains milieux. Je me suis senti moi-même le jour où j’ai abordé le journalisme de combat, la bataille politique, l’action secrète ou publique. Avant, je ne savais que végéter, je m’ennuyais dans des formules. Aujourd’hui, même ici, j’ai pleine conscience de suivre une voie qui ne peut mener qu’à un épanouissement total de l’individu (après toutes les épreuves, bien entendu) qui doit manifester tous les courages, toutes les audaces, toutes les patiences, pour se démontrer lui-même. Voilà. Le couplet est terminé. Mais je le pense.

Je suis sûr que tu me souhaites bon anniversaire. Dans quelques jours il aura 2 ans. C’est à lui qu’il faudra envoyer fleurs et souhaits. J’espère qu’il fera aussi un ce ces lutteurs formidables qui renversera tous les obstacles, ranimera tous les défaillants, guérira tous les malades et les faibles, donnera au monde une impulsion fantastique pour le réveiller et lui faire retrouver la voie étroite de la discipline et du travail. Il a déjà dans les yeux toutes les qualités les plus brillantes. C’est un pète-feu.

Ma chérie, il y a bien longtemps  que je n’ai reçu lettre de toi. Trois jours au moins. Je suppose – je veux supposer- qu’il y a retard de la poste – ou de la censure- car sinon ! Je me fâcherai avec une telle vigueur que, terrorisée, tu n’aurais plus d’autre ressource que de m’envoyer un journal quotidien des plus serrés, et des plus épais.

As-tu revu tes amis ? Les choses se sont-elles passées comme prévu ? On parle beaucoup ici fe suppressions de cours, d’amnistie. Qui sait ! Les meilleures choses ont une fin. L’épuration se terminera bien un jour – et nous pourrons peut-être retrouver ailleurs que dans des geôles le gout de la famille, du travail, de la liberté.

À propos, peux-tu me joindre au prochain colis de linge un porte-plume. Je le voudrais le plus gros possible, en bois et non en liège – ou bien en matière plastique – et avec le petit système qui permet d’enfermer la plume automatiquement sans être obligé de tirer. Court si possible, mais très gros. Tu trouveras bien ça dans un bazar. Mets moi aussi des plumes, des enveloppes. Tu es adorable de me demander si j’ai besoin de quelque chose pour l’hiver, mais 1°/ j’espère bien l’acheter moi-même 2°/ en admettant, à la rigueur, que je passe encore un hiver dans les prisons républicaines, je ne vois guère ce dont j’aurai besoin sauf des colis habituels – dont je crains de vous imposer la sujétion un peu trop forte. Mais j’imagine qu’il doit te faire plaisir de partager un peu le bout de gras. Et j’accepte. Me trompe-je ?

Vent de lassitude sur Fresnes, cette semaine. La détention devient longue. Tous les prévenus espéraient dans les évènements internationaux. On s’aperçoit que rien ne marche aussi vite qu’on voudrait. Et puis le désespoir gagne quelques uns. Trop de saletés dans une vie indigne d’être vécue. Réflexes de vaincus, de petits vaincus. Car ceux-là sont doublement vaincus en 40, en 44. Que peuvent-ils défendre ? On leur a tout pris, même le droit d’appartenir à une nation mineure. Bref, j’en entends de toutes couleurs. Il faut avoir un esprit extrêmement sain et souple pour résister. J’imagine qu’au dehors, ça ne doit pas être mieux. Les gens doivent s’étonner de tant de souffrances. S’ils savaient ! La vérité, le jour où elle apparaitra dans toute sa nudité, sera affreuse à contempler.

Floriot est venu hier ici. Il a bavardé avec deux ou trois de mes camarades qui doivent passer prochainement. C’est lui qui annonçait le projet de réforme de la Justice. Peut-être propage-t-il seulement des bruits de couloirs, ou bien a-t-il des tuyaux spéciaux ? On parle également du projet Teitgen auquel Moro-Giafferi donnerait son adhésion, son appui actif, en tant que membre puissant du radical-socialisme. Tout cela n’est pas trop mauvais. Les discours de Dupont, de Reynaud, ont produit, paraît-il, un gros effet. Veux-tu te renseigner pour informations complémentaires.

N’oublie pas de venir régulièrement au parloir pendant les vacances. Avec ou sans chapeau. Avec ou sans robe de poule. Avec ou sans ruban dans les cheveux. Comme tu es. Comme tu veux. Comme il te plait. Comme il me plait. Amène Frédéric une fois sur deux. Apporte ton sourire toutes les fois. Il me semble si souvent t’avoir sur mes genoux, avec ta tête nichée dans mon épaule. Suis-je assez matériel avec toi ?

J’ai fini un grand poème intitulé Golgotha. Ce sera le dernier des Barreaux. 53 strophes (je vais peut-être en rajouter un peu). C’est un nouveau massif aux envolées lyriques, à la symphonie puissante, aux images hardies. Je crois avoir développé un peu ma manière. De temps en temps il me semble voir apparaître un beau vers. Expérience faite, ce n’est pas si commun.

Sais-tu que souvent je cherche beaucoup pour t’écrire dans mes lettres les choses les plus gentilles possible. Non qu’elles ne me viennent pas spontanément, mais je voudrais qu’elles soient si gentilles, si parfaitement aimables, si bien construites pout toucher, pour pénétrer profondément l’esprit de la fille que j’aime, qu’il me faut les réduire à des expressions condensées, les affiner, les purifier jusqu’au trait précis qui sera vainqueur de tes doutes. Car tu doutes quelquefois, tu hésites souvent, tu crains un peu, pas vrai ? On ne sait quoi ? Tout. Rien. Hé bien, il ne faut ni craindre, ni douter, ni hésiter. Il faut savoir que, être sûre de, comprendre que, affirmer que, parce que cela est vrai, qu’il n’y a pas d’opposition contre cela et que les nuages n’ont jamais éteint le soleil. Ce sont de tout petits écrans que ceux du doute, ou de la timidité. Car tu es timide, peut-être ? Il ne faut plus être timide. Tu te rappelles quand tu pleurais à chaudes larmes quand tu n’étais pas contente de moi. Ce n’était pas de moi, c’était de tes propres doutes, de tes images à toi. Donne-moi tes yeux que je boive tes nuages.

16h.

J’attends toujours le colis pour faire les dernières remarques pertinentes. Tout est fort bien. J’apprécie infiniment la morue, comme les ingrédients, comme le chocolat, comme les délicatesses telles que les noix, les biscuits américains et la cacaotine. De même les œillets qui, pour être chiffonnés maintenant, vont s’épanouir tout à l’heure. Tu as la même mine d’œillet rétracté quand tu viens me voir à l’instruction et il faut un bon quart d’heure pour te détendre. Que sera-ce quand nous pourrons consacrer de longues heures à te prouver notre abondant respect, notre fidélité aimante, notre intime affection ?

Peux-tu demander à ma mère, si possible, de m’approvisionner davantage en méta. Combien coûte la boîte ? Si possible 1½ à 2 par semaine. Si ma mère a besoin d’argent pour cela, qu’elle vende mon Chantepie de la Saussaye [1]. Il vaut au moins 1.000 francs. Cela lui fera une vingtaine de semaines d’avance. Ce n’est pas trop consommer. Nous ne tenons qu’avec thé ou café. Plus de fruits, on en vend ici.

Que me reste-t-il à te dire ? Tout. Tout ce que je peux écrire à travers ces lignes. Tout ce qui serait censuré parce que trop fougueux. Toutes les confidences sans réserves. Tout ce qui me passe par la tête, un peu folle, dit-on, par le cœur, pas si sage, prétend-on. Mais les plus sages sont souvent les plus fous. Et il n’y a pas de poésie sans fantaisie, pas d’amour sans enthousiasme, pas de printemps sans giboulées, pas d’étés sans jours d’orage, pas de moisson sans chansons.

Comme tu ne m’as pas écrit, je ne te dirai plus rien. Mais comme tu as sans doute pensé à m’écrire, je te dirai quelque chose : celle que tu ne m’as pas écrite ! Devine !

Mes œillets grandissent d’un cm par jour. Et Frédéric ? Mes bégonias deviennent des arbres. Tes pensées sont toutes en fleurs. 9 dans la semaine. Est-ce un signe ? Tes pétunias s’ouvrent au soleil. Tu vois comme ils sont patients. Gros, gros, gros, gros …

J.

PS. Des punaises, SVP. 1 bougie. Reçu lettre. Merci. Oui pour tapioca. J’adore ça. Sois tranquille. Ca ira peut-être plus vite que tu crois. Patience. C’est peut-être pour demain. Qui sait ? En tous cas, on te le donnera ton cadeau.

[1] P.-D. Chantepie de La Saussaye : auteur allemand du Manuel d’histoire des religions, traduit en français sur la 2ème édition allemande, sous la direction de Henri Hubert et Isidore Lévy, paru en 1904. (note de FGR)