Lundi 11 novembre 1946
Ma chérie,
Depuis ce matin, on se perd en suppositions, suggestions, sur le sens des élections [1]. Bonnes ? Mauvaises ? Les uns crient à la catastrophe, d’autres à la victoire. Pour moi, elles m’apaisent autant qu’elles m’indiffèrent. Je ne crois pas qu’il vienne de la révolution. Il n’y a plus de solution locale. Elles sont toutes mondiales. Nous avons été trop éprouvés pour croire qu’il y ait encore quelque part dans ce pays un groupe d’action décidée qui puisse lutter contre les mensonges qui accablent ces malheureuses générations utilitaires, laïques et dévouées à la satisfaction de leurs égoïsmes les plus barbares ou les plus pervertis. Je travaille donc en toute sérénité, attendant impassiblement les événements avec la mentalité du gars qui a déjà tant frôlé le danger que ni la vie ni la mort ne peuvent plus le marquer de leur empreinte. Il faut savoir être parfaitement heureux et confiant en pleine tempête. Peu à peu nous verrons que nous avons le pouvoir de calmer les flots.
Et puis tout cela ne change rien à notre situation présente. À nous deux surtout. Ma mère te dira peut-être que j’ai eu cette semaine de vives explications à ton sujet. Ne t’en émeus point. J’espère te voir jeudi, à moins d’impossibilité. En tout cas, j’ai besoin que tu t’arranges très précisément avec ma mère pour les visites. Je suis arrivé dans une période de lutte très précise ou j’affirme ma volonté de te voir régulièrement et officiellement. D’un autre côté, j’ai besoin de surveiller des intérêts purement matériels. Je ne crois pas qu’ils soient menacés, mais d’où je suis, il m’est difficile de manœuvrer. Ce qui serait facile à la sortie, l’est peu aujourd’hui. Voici donc ce que je prévois : tu viendrais une fois sur quatre pour le moins. J’ai besoin pendant les trois ou quatre mois à venir de quelqu’un qui surveille très précisément l’affaire que tu sais. C’est la raison que je donne. Il en est une autre, c’est le plaisir, la joie de ta présence que je ne me dissimule pas à moi-même ni à toi. Pour sortir de la petite situation actuelle, il me faut des appuis, et jusqu’à présent, ils n’ont pas manqué. Nous arriverons à bout de tout huit. Mais si, dans quelques mois je suis condamné (j’espère que les grands événements internationaux devanceront cette échéance) cela sera plus difficile de se rencontrer. Les centrales de province sont lointaines. Quant aux condamnés à mort, ils vivent déjà dans une sorte d’irréalité transubstantielle d’où ils dominent leur passé et les souffrances générales avec une ardeur quotidiennement accrue. On ne sait jamais par où l’on doit passer pour sortir du tunnel. Vois donc précisément tes amis pour agir dans le meilleur sens. Nous en parlerons jeudi ou l’autre.
Vois ma mère. Qu’elle réagisse si on l’embête. Qu’elle ne tienne compte d’aucune récrimination. Ton travail sur les Bar. d’O. est parfait. Excellent dossier à présenter. J’ai remis à Flo. un document de 10 pages sur mon affaire. À taper d’urgence. Pour remettre à l’instruction, par moi naturellement. À remettre à Flo. en trois ou quatre exemplaires. Je corrigerai ici. Également un autre document pour le dossier à taper aussi, 4 ex.
Je voudrais que tu engages des pourparlers avec un éditeur possible pour les œuvres futures. Vois du côté Suisse, Belgique, ou Canada. Œuvres littéraires, bien entendu. Je reste persuadé qu’il n’y a rien à faire en France pour longtemps et que le marché est beaucoup plus facile ailleurs. Si dans quelques mois les B. d’O. pouvaient sortir, ce serait excellent (après le procès naturellement). En même temps, les trois pièces de théâtre. Surtout les deux dernières. Veux-tu t’occuper de cela. Je remettrai bientôt à Flo. deux manuscrits sur trois. Un pour le président, un autre pour toi (à montrer sans le laisser plus de 48 heures, il ne faut pas qu’on copie). Je suis persuadé que par tes relations tu dois trouver la personne juste. Tout cela est très important. Il faut maintenant sortir de la phase passive pour travailler activement.
Veux-tu te renseigner sur les gens qui, au Canada, éditent les bouquins de Massir, Bordeaux, etc. Ces éditions sont-elles ou non vendues dans la France actuelle ? J’en doute. En tout cas, elles prospèrent sur le marché international. De même certains éditeurs suisses sont fortement intéressés par tout ce qu’on leur apporte, quand l’ouvrage est de qualité. Fais toutes les démarches utiles dans ce sens. Combien as-tu d’exemplaires de Lancelot et Gabriela ? Il faudra en récupérer chez ma mère pour les verser au dossier. Et les faire lire. J’ai l’impression qu’on les laisse dormir. Cela ne m’étonne pas de la personne quo les détient. Elle est incapable de se faire ouvrir les portes qu’il faut. Une petite main habile comme la tienne saura tourner toutes les clés. Tu vois quelle confiance j’ai en toi, et quel espoir je mets.
Beaucoup plus d’espoir qu’on te le dit. Ton admiration pour Lamartine est touchante. Puisse-t-elle atteindre les milliers d’autres auteurs dont il faut lire et relire sans cesse l’œuvre extraordinaire pour avoir idée de l’admiration qu’ils ont laissée à ce pays indigne de tant de passés glorieux. Jamais peuple ne fut plus comblé que le peuple français. Jamais tel étalage de chefs-d’œuvre ne fut apporté dans un berceau par des fées bienfaisantes. Jamais pensée pur fut aussi peu comprise. On s’étonne moins d’avoir pu construire les cathédrales que de ne pas les voir s’effriter sous l’indifférence. Le souci de l’époque, c’est la lutte entre la casquette et le chapeau mou. Nous sommes loin de Versailles, des châteaux de la Loire, et du Mont-Saint-Michel.
Relu cette semaine Le Rouge et le Noir, La Rôtisserie de la Reine Pédauque, Les mémoires de Roederer, un gros bouquin surréaliste idiot d’Isabelle de Broglie, intitulé Maldonne (tout ce groupe déteste en littérature tout ce qu’il faut haïr : la mondanité précieuse, vaine, frivole, cochonne, ce bleu freudien). Pour l’instant j’achève un roman de Charles Morgan, Fontaine. Je vais ensuite me précipiter sur une Histoire Romaine, sur l’étude de Ludovic sur Guillaume II, sur une étude de Huxley sur le père Joseph, sans préjudice de mes travaux personnels, des parties d’échecs, des études métaphysiques, et des lettres à Jeannette. Pourvu qu’on me laisse tranquille encore quelque temps, de quoi finir un bouquin d’essais.
Lis et relis sans cesse tout le temps que ne te prend pas le jeune Frédéric qui demande qu’on l’alimente en rires et en jeux. Sait-il lire ? Au moins trois lettres ? Sait-il compter ? Au moins ses 10 doigts ? Sait-il courir ? Sait-il obéir à sa mère ? Sait-il sourire ? Sait-il être heureux ? Et saura-t-il être, en politique, un audacieux combattant pour que l’homme de demain soit leur réceptacle de toutes les vertus divines. Saura-t-il refuser le jeu arbitraire des partis pour lui opposer la loi générale, combattre les sectes au nom de l’universalisme chrétien, mater la révolte et l’anarchie en haut comme en bas. Il a un crâne de chef, des yeux volontaires, un menton décidé. Nous verrons bien s’épanouir sa destinée qui menace d’être grandiose. Tous nos souhaits sont sur lui, et sa petite sœur Catherine, décidée depuis longtemps, et qui viendra à son heure. À moins que tu aies changé d’avis.
Les colis n’ont pas été distribués aujourd’hui. Je te ferai donc point de compliments cette semaine et j’attendrai demain pour jeter mes œillets de la semaine dernière. Le pétunia double a vécu. Les boutons éclos depuis trois semaines n’ont pas tenu leurs promesses, faute de soleil. Les gueule-de-loup aussi. Il reste encore un pétunia simple, mais d’ici deux jours…. Seuls les chrysanthèmes pourraient tenir. Si j’en avais. Et les cactus qui patientent sur ma table.
Nous allons partir pour la promenade. Laisserai-je ma lettre en suspens, pour te donner au retour mes impressions de ciel gris, et l’humeur du préau ? Ou bien déverserai-je immédiatement dans le creux de ton oreille tout le baume qui doit te faire sourire si j’en crois que les yeux marrons quand ils ne jaunissent aux mots qui font trembler. Tu es très jolie sur tes photos. Si petite fille, si franche, si nette qu’on voudrait t’embrasser sur les deux joues (d’abord !), et réchauffer ta petite figure dans le creux d’une épaule amie. Après viendront les grandes confidences. Je t’ai déjà proposé : la maison au Canada, la promenade autour des lacs nordiques, l’emploi d’impératrice dans un roman norvégien, la vie dans la pampa en Amérique du Sud. On pourrait ajouter quelques autres fantaisies qui peuvent se réaliser, qui sait ? Tout arrive. Aujourd’hui, plus pratique, je fais de toi une femme d’affaires. Nul doute que tu réussisses. Tu as en main les armes qu’il faut : ma confiance d’abord, mon estime, mon affection, notre double désir de réussir ensemble. Et puis les quelques textes avec quoi on peut manœuvrer.
Ainsi donc, reine toute pure et aimée, on t’embrasse comme il se doit, en proportion de notre intime amour. Plus tu seras simple et pure, plus on t’aimera pour ta fraîcheur sensible, pour tes yeux clairs, pour les dons de tes mains. Nous avons toute notre récompense quand après avoir lutté pour une vie meilleure, il nous est accordé une estime, une amitié supplémentaire, un dévouement désintéressé, les cris joyeux d’un enfant vif. Tu seras récompensée. Je crois, quand je regarde en arrière, t’avoir bien méritée. On va tâcher de faire mieux et mériter la Jeannette de demain. Mes gros baisers, ma grosse tendresse.
J.
PS. Reçu ton pneu à l’instant. Non pour la lampe, ni pour la bouteille thermos. Oui pour les Jacinthes
[1] Les élections législatives du 10 novembre 1946 sont les premières de la IVe République nouvellement instaurée. Elles sont marquées par une victoire sans précédent du Parti communiste (28,3% des suffrages, 182 sièges, soit près d’un tiers des effectifs de l’Assemblée nationale), devant le MRP (25,9%. 173 sièges) et loin devant la SFIO (17,8%, 102 sièges) qui supporte de moins en moins bien la concurrence communiste. L’Union gaulliste recueille 3% des suffrages et n’obtient aucun siège. (note de FGR)