JM à JR (Fresnes 48/01/18)

 

Dimanche 18 janvier 1948

Ma petite fille toute blonde,

Doit-on toujours penser aux gens dans le passé ? Ou dans l’avenir ? Ou plus précisément dans le présent ? Et quel est-il ce présent ? Bien puissante cette présence ? Tu dors sans doute à cette heure dans un rêve de nuit (à l’encontre du rêve de jour pensant à l’on ne sait quelle couverture arabe, sous une lampe chinoise parmi les livres et les reflets d’un radiateur électrique sur le plafond très blanc. Le silence et la paix dominaient l’angoisse sourde. Le bouillonnement des peuples était plus discret dans ces temps où l’ordre régnait comme un mécanisme implacable, où les hommes n’avaient qu’à emboîter leur désir de produire. Pas d’autobus, pas de bruits dans cette rue du Jardin du Roi [1] que de rares passants empruntent pour regagner leur tanière pauvre vers les logis du XIIIème arrondissement. Quartier des cuirs, des vins, des vieux mammouths emplâtrés [2], des poissons et des herbes séchées, des fauves aveugles, des volières pour oiseaux des îles. De temps à autre un ronflement d’avion, une canonnade qui rappelait la guerre. Et les minutes s’écoulaient, heureuses, comme si l’on sentait un monde se créer doucement par delà la ruée des hommes. Le déluge est venu depuis. Nous avons été pris dans les remous. Puis tout s’apaise peu à peu, et l’on pense qu’il renaitra un jour des printemps libres. Pour l’instant, tu dors. Comme tu dormais hier, avec des souvenirs plein la tête et des images qui roulent sans formes précises devant toi. Car demain sera fait de nos joies ou de nos attentes. Aujourd’hui est fait de notre patience.

Je relis ta lettre. Elle est très gentille. C’est comme si on t’écoutait. Comme tu ne dis jamais rien il faut toujours tout deviner. Tu m’as l’air (je pense au parloir de l’autre jour) de prendre « ton travail » au sérieux. C’est très bien. Mais c’était drôle. Et puis cette voix qui n’arrivait pas à sortir d’une si gentille bouche bien peinte. Et ces deux plumes de Méphisto derrière un chapeau Louis XI, très en arrière sur les bouclettes. Tu es un moineau charmant. Beaucoup plus qu’un moineau.

Ma mère m’a apporté les bouts de peau de mouton jeudi. Ils sont si « murs » que l’on n’arrive guère à les coudre. Mais je pense en trouver quelques centimètres carrés encore possibles. La peau se déchire comme du papier. Merci pour tout le reste. Tu es une fille épatante, dévouée au possible. Je suis honteux. Je ne te fais plus de compliments. Cela fâcherait ta modestie.

Sais-tu bien que j’ai encore cinq marguerites qui tiennent depuis un mois !!!

Les bouquins du camarade Philibert sont inégaux en qualité mais intéressants. Deux surtout. Pour moi, je ne peux plus lire les romans, ni les traités philosophiques dogmatiques. Par contre, l’histoire est toujours passionnante. Il n’y a pas de plus beau roman que de revivre le passé tel qu’on l’imagine, avec ses multiples incidents, ses extraordinaires épopées, ses bouleversements cosmiques. Voilà qui ne se passe pas dans l’imagination d’un romancier. Il n’y a pas un homme qui puisse imaginer la vie aussi belle qu’elle se déroule partout. (Belle ! Hum ! Enfin, disons qu’elle est intéressante, mais dangereuse). Je me suis plongé illico dans La Commune de l’an II [3], le bouquin américano-polonais, et le livre d’économie politique. Mes camarades, par contre, se sont mis sur le roman américain, où l’auteur (une femme au nom juif) fait coucher une blanche avec un chinois. Chacun son goût.

Lundi soir.

J’ai cousu toute la soirée la vieille peau de mouton au pied du sac de couchage. Il me semble que cela ne va pas tenir. Cette vieille peau est cuite comme du papier. J’en ai encore les doigts tout gourds. Il a fallu « bosser » comme un nègre portefaix. À se courber sur l’ouvrage, on se voute, et notre taille majestueuse a besoin de reprendre son élan vers le ciel virulent.

J’ai lu tout à l’heure « Ombre de mon amour [4] » d’Apollinaire, lettres versifiées qu’il écrivait à sa douce pendant la première des guéguerres mondiales. Littérature géniale, mais littérature. Beaucoup de beaux vers par ci, par là. Si je pouvais (mais cela est défendu par l’administration) je t’écrirai en vers jolis ou en poèmes dessinés, quoique tout cela soit bien surfait. Le gars Guillaume Apoll. se foutait de l’opium plein la tête jusqu’à ne plus voir que du vertige de mots. Dans cet état surtendu les images apparaissent avec une netteté et une soudaineté amusantes. Si, pour pimenter son talent, il faut se droguer, j’aime mieux encore laisser dormir toutes ces vanités puériles dans un bon coffre de prudence. Il ne m’intéresse pas du tout d’être brillant.

Mais lis le bouquin, si on te le prête. Il vaut. C’est un grand poète. Il avait l’air d’adorer la femme à qui les choses vives furent écrites. C’était sans doute un bon réceptacle pour un gars qui avait besoin de déverser des mots en torrent. Savoir si elle rebondissait. Je voudrais lire les réponses.

Toi, tu n’écris pas. Comme ça tu es sûre de ne pas dire des choses bêtes. Quoi que tu m’aies pondu laborieusement (hein ? Pas vrai ?) une bonne gentille lettre sucrée avec des mots doux qui te font plaisir à dire, et qui me font plaisir à lire, bien sûr, bien sûr. Ne ris pas. Ne fais pas la moue. Ferme les yeux. Voilà. Recommençons).

Comme ton cœur bat fort. On dirait un piston. J’ai peut-être épousé une locomotive. Sifflet enroué. J’espère te voir demain, comme un bel oiseau des îles dans la cage du Zoo. Si tu ne peux pas parler je parlerai tout le temps.

Le colis est… Mais comment est-il ?… Je suis absolument tout remué à l’idée de cette patience tout le long des années pour soutenir le saint homme et la bonne cause. Et je ne veux pas regarder en arrière. Vivement sortir pour te rebattre les oreilles de mes remerciements. Mais nous ne parlerons jamais plus de tout ce cauchemar. Nous irons vers le soleil, vers les pays libres d’hommes, vers la liberté grande du sud, vers des mers où les bateaux ne crachent pas du feu, vers l’amour qui fleurit tout là-bas, là où l’on ose encore rire, d’un éclat qui ne soit pas sinistre.

J’ai beau me secouer, je n’arrive pas à sortir de la plénitude joyeuse qui sourd dans tout le tréfonds du bonhomme. Tes fleurs relèvent la tête. Elles sont arrivées quasi morte. Nous sommes tant habitués ici aux résurrections.

Si je ne te le dis point demain, saches, ô mon enfant douce, que le Pyrogène est deux fois supérieur au Méta. Le paquet d’une livre que vous m’avez donné (voir chausson) vaut au moins deux cents tablettes de l’autre produit. Or, faites les comptes. De plus il possède l’avantage inestimable de ne point souiller les culs de casseroles. Je vous serai donc obligé, mesdames, de continuer dans cette voie merveilleuse où vous vous engageâtes. Pour combien de sous m’envoyais-tu par semaine de ces petites boîtes américaines inutilisables ou tôt consommées ? Place, place cet argent précieux dans le Pyrogène. Ô magie, et je regarderai avec bonheur la flamme bleue qui se tortille sous ma gamelle en pensant que c’est là tout le feu de ta passion vive. Non point tout. Je sais bien qu’elle est diablement plus chaude. Si je pouvais t’avoir en ma cellule, nous étoufferions.

Berce le Frédéric de tous les contes de ma mère L’Oye et de Perrault. Découvre-lui les légendes du Nord, ou les milles et une nuits. Va chercher dans la vieille armoire, celle au tiroir secret (il y a toujours de ces vieux meubles dans les romans dignes de ce nom) le livre déchiré où un moine défroqué a inscrit les sortilèges des daïmons japonais. Prends la Bible en images pour lui raconter Abraham et Agar, Booz et Ruth, et les dix lépreux, et Lazare, et berce cet ange pur mais qu’on me dit volontaire (tu vas voir si je vais le briser son entêtement mutin) avec la flute majeur sur quoi danser le galoubet. Je t’embrasse et je te crie des tas de mots. Sois sage, la vie est immuable. L’infini a supprimé toute distance. À quoi bon s’écrire puisque je bois tes yeux. À la prochaine lettre.

J.

[1] La rue du Jardin du Roi est une voie du 5e arrondissement de Paris dans le quartier Jardin des Plantes (Jardin du Roi). Devenue, avec la rue du Marché aux Chevaux, la rue Geoffroy-Saint-Hilaire (où habitait Jean Mamy). Cette rue est présente sur les plans de Paris en 1760 et 1771. Cette ancienne rue de Paris, indiquée déjà sur le plan de Braun en 1530, s’est successivement appelée rue du Marché-aux-Chevaux (en raison du marché située dans sa partie haute), rue Maquignonne, rue Coypeau ou des Copeaux, rue du Jardin du Roi (entre 1760-1848), rue du Jardin-des-Plantes. Elle doit son nom actuel à Étienne Geoffroy Saint-Hilaire (1772-1844), zoologiste du Muséum, au Jardin des plantes. (note de FGR)
[2] Il existait rue Buffon (le long du Jardin des Plantes) à l’époque le musée des chasses du Duc d’Orléans (fermé en 1960) où l’on pouvait notamment voir des quantités d’animaux sauvages, y compris un mammouth, reconstitués. (note de FGR)
[3] La Commune de l’an II: vie et mort d’une assemblée révolutionnaire, Paul Sainte-Claire Deville (Plon, 1946) (note de FGR)
[4] Ombre de Mon Amour, poèmes de Guillaume Apollinaire (Pierre Cailler éditeur – Genève, 1947) (note de FGR)