JM à JR (Fresnes 48/01/26)

 

Lundi 26 janvier 1948

Ma petite fille chérie,

Aujourd’hui, j’écrirai plus gros. Non point que je n’ai pas beaucoup à dire, mais mon travail est sur ma table, et je crains de ne pouvoir terminer ma lettre avant le ramassage du courrier. Ce que c’est que de ne pas penser à toi le dimanche, ni le samedi, ni le vendredi, ni jamais. Peut-on penser à quelqu’un qui n’écrit jamais ? Et qui n’a plus rien à me dire ? M’as-tu vraiment tout dit ? Je crois qu’il doit y avoir des réserves quelque part. Quand le cœur parle, il est prolixe.

J’ai commencé un nouveau travail dans quoi je suis tout plein lancé. Et voilà pour deux mois. Il faut bien dévider tout ce qui dort dans cette tête bourrée de choses nombreuses. Savoir si ce sont trésors ou jouets de bazar. On ne peut pas savoir ce que contient une mentalité avant qu’elle le crache. Écrire, c’est se vérifier.

Le colis ? Parfait. Plus que parfait. Mes bénédictions vont vers toi que j’ai entendue venir ce matin à petits pas. C’est pourquoi je me suis rendormi jusqu’à 9 heures tant il me plaisait de prolonger notre conversation. Il me semble que dans ces occasions là tu as beaucoup à me dire. J’apprends que le Méta a augmenté. Faites provision de pyrogène. J’en brûle pas mal. Je n’ose en demander trop. La vie est si chère que la surcharge que je suis ne doit pas peser encore. J’espère que bientôt tout cela va finir. Il est temps. Cette situation est ridicule. Elle ne peut se prolonger outre mesure sans dégâts pour ses auteurs. Il y a des révolutions ratées qu’il faut liquider rapidement.

J’espère que les gens intelligents commencent à comprendre les fautes commises. Quand je dis j’espère, je mens. Au fond, je suis persuadé du contraire. Je crois que tout le monde s’en fout. Que chacun ne pense qu’à son bifteck. Et que s’il n’y avait pas de femmes exquises et dévouées qui s’intéressent personnellement aux gens que nous sommes, la sarabande avinée, la mascarade démocrate et sanglante, continuerait indéfiniment sous le drapeau sacré de la défense de la personne humaine. Car c’est là le plus vil et le plus tragi-comique de l’histoire. De même qu’en 93 on tuait au nom de la liberté, de même aujourd’hui on piétine des milliers, voire des millions, de gens au nom des mêmes grands principes par quoi on prétend sauver l’humanité. Il n’y a rien de pire que l’idéalisme. N’oublions jamais que la Révolution Française a été faite par des gens qui ont commencé par voter l’abolition de la peine de mort.

Pour moi, ma Bible et tes lettres me suffisent. Heureusement que j’ai la Bible, sinon je n’aurai pas de quoi lire.

Les œillets sont magnifiques. Il y a un bouquin qui vient de paraitre en Amérique sur les relations germano-soviétiques de 1939 à 1941 et le plan commun Hitler-Staline (je te défends d’acheter le livre car je ne veux pas que tu dépenses davantage d’argent). Veux-tu bien 1°/ te renseigner si la traduction en est faite, 2°/ Auquel cas tu le feras acheter par ma mère ou par Philibert [1], mais en aucun cas par toi, non que je refuse les cadeaux, mais tu as déjà assez de charges. Le bouquin m’intéresse passionnément. S’il est traduit. Je le souhaite. Donc réponds-moi et j’écrirai à ma mère qu’elle l’achète.

Les œillets sont émouvants. Je les ai piqués dans tout le feuillage qui me restait, nonobstant l’échafaudage composite qui reste en place avec les anémones de la semaine dernière. Il y en a même de l’autre quinzaine et j’ai jeté ce matin une marguerite qui avait plus d’un mois. Tu vois le cas que l’on fait de tes fleurs. J’aime autant le feuillage que les fleurs elles-mêmes. Il y a tant de vie dans ces nervures, ces fougères, ces vernis. Je me sentirai meilleur si j’étais asparagus. Quelles précisions dans ces branchages qui sont construits comme des cristaux. C’est de la neige verte, grossie mille fois. Il y a là aussi un peu du secret de la vie.

Lu Apocalypse de Lawrence [2]. 4 pages intelligentes. Le reste du résidu haut maçonnique, Chevalier Radosh anglais. Lu trois bouquins sure les guerres de Vendée. Trouvé beaucoup d’anecdotes pittoresques. Suis toujours plongé dans études révolutionnaires.. Il y a heureusement quelques documents à la bibliothèque. Mais il faudrait l’autre, la Nationale. Si nous restons encore quelques années ici, il faut nous approvisionner mieux (je suis toujours persuadé que nous sortirons cette année).

Au fond, on est bête de se tracasser. Ne suis-je pas plus libre ici que beaucoup au dehors qui sont dans les chaines de l’ignorance. Et cette épreuve aura été si bénéfique. Je ne saurai trop en remercier le ciel. Si je n’avais subi ce que par quoi je suis déjà passé, sans préjuger de l’avenir, je n’aurai pas tant de goût pour la pureté. Entre l’individu d’hier, pauvre image falote, prête à toutes les suggestions des puissances du jour, et le patient d’aujourd’hui, blindé mais souple, silencieux, déterminé au suprême ouvrage, ne craignant plus, délivré de toutes limites, il y a un abime franchi.

J’ai encore quelques heures à patienter. Je t’embrasse donc jusqu’à tout à l’heure et j’écrirai plus fin.

21 h.

Bonsoir fille, douce et attentive. Aux grands yeux violets, non gris, non marrons. Ils sont grands, et beaux. Le Frédéric a les mêmes yeux. Comme il était timide pour venir m’embrasser. Et gentil. Il m’a l’air très délié. Pas du tout gêné dans les entournures. Petite frimousse déjà volontaire. Comme sa mère. Pas vrai ? Un peu têtue, la Jeannette. Heureusement. Têtue dans le travail, têtue dans l’amour. Têtue dans le silence. Si tu savais les mots qui dorment en toi et qui te reprocheront un jour de ne pas les avoir réveillés plus tôt. Car ils sont impatients de vivre, de voler vers ceux pour qui ils sont destinés. Au lieu de les entasser dans ta caverne Ali Baba, tu pourrais me les envoyer de temps en temps par la poste, ces mots dont tu grèves peut-être toi-même l’immense valeur et qu’il suffit d’accoupler, d’assembler, de chevaucher pour qu’ils soient prêts  à monter dans le ciel de l’aventure. Les mots sont comme la matière. On les sculpte pour y mettre le feu du ciel qui ébranle toute la machine. Envoie-moi un avion de mots, une lettre à réaction, ultra rapide, dépassant la vitesse du son de sorte que je n’entendrai le bruissement vif des rythmes et des images qu’après son arrivée et sa lecture, si après qu’on est forcé de la relire et d’en rechercher l’âme en tous coins de l’horizon.

Vu annonce de dévaluation. Le gouvernement a l’air en difficulté. On prévoit la crise. Espérons que nos vicissitudes se termineront avec sa chute. Patience ! Encore quelques jours.

Je t’embrasse. Je ne devrais pas. Mais au fond puisque cela nous fait plaisir à tous les deux. Si tu veux, je m’écrirai les lettres que tu penses pour moi. Gros, gros b.

J.

[1] Philibert Géraud (note de FGR)
[2] D.H. Lawrence, Apocalypse. Publié en 1932, soit deux ans après sa mort, Apocalypse fait partie des derniers écrits de David Herbert Lawrence (1885-1930), et rassemble nombre de préoccupations de son auteur. Livre nietzschéen à beaucoup d´égards. Réévaluation en profondeur et sans concession de la religion chrétienne et surtout de sa dégradation historique — le dernier livre de la Bible étant le point culminant de cette dégradation pour Lawrence —, ce texte polémique est autant tourné vers le passé que vers l´avenir, et tâche de réveiller le paganisme encore latent dans l´Apocalypse. (note de FGR)