JM à JR (Fresnes 49/03/10)

 

Jeudi 10 mars 1949

Ma petite fille chérie,

J’ai déjà reçu ta lettre d’hier. Le courrier marche beaucoup mieux. Pour le livre sur le bouddhisme, ne fais pas de dépense trop forte pour l’instant. Si ce que tu as trouvé te parait suffisant prends-le. J’en avais eu un (en un seul volume) qui donnait des indications déjà très étendues. Le roman ne m’intéresse pas. Si quelque fois il faut davantage, je demanderai à ma mère de participer à l’achat des deux autres. Pour l’instant, le plus doucement possible. Il faut voir.

Je ne compte pas voir Leroy avant quelques jours. Il faut qu’il s’occupe du dossier. Et je ne crois pas qu’il puisse s’en occuper utilement avant que tu aies terminé ton travail. L’important est de présenter l’affaire dans une lumière véritable. Il faut que tout le monde voie clair. Les procès politiques semblent ténébreux, sanguinaires, violents. Les magistrats n’y comprennent guère que des luttes épouvantables. Pour qu’ils puissent juger avec sérénité, on doit leur présenter les motifs puis leur démontrer la bonne foi, la sincérité, la loyauté qui animaient certains combattants du parti le plus décrié. Pour moi, il ne s’agit pas d’amnistie, mais de justice. L’amnistie suppose la culpabilité. La justice décide :

  1. si les lois en vigueur au moment de l’acte commis, réprimaient ou non cet acte,
  2. si cet acte est conforme avec la civilisation occidentale, si c’est un acte politique ou criminel,
  3. Elle doit tenir compte de la situation générale et de l’acharnement des deux parties.

Si cette justice ne s’exerce pas maintenant, elle s’exercera a posteriori. Mais les évènements tournent vite et les gens en place sont tourmentés. C’est que la situation internationale et intérieure est si tendue qu’on ne voit plus qui a raison, sauf les spécialistes de la politique qui ont le temps de méditer (vivent les bons prisonniers à l’esprit libre !).

Pourquoi ne trouves-tu pas passionnant les choses passionnantes ? Sentimentale ! Les femmes ne raisonnent pas, elles aiment avec leur tendresse, et elles ne veulent pas distinguer les nuances dans l’abandon de soi aux idées générales. Et pourtant ! Quand elles sont partisanes, elles sont louves, féroces. On les voit mal juger, acquitter trop ou condamner tout. La notion du mal est dans la distinction du blé et de l’ivraie. Un grand pasteur protestant hurlait à la libération, sur les estrades : « Nous sommes le blé, ils sont l’ivraie ». « Ils », c’était nous. Le même pasteur se précipite aujourd’hui pour tâcher de faire oublier ses affirmations, pour le moins simplistes. Il parait que nous ne sommes plus l’ivraie. Tout au plus du blé égaré. Un de ces jours on s’apercevra que nous sommes devenus levain.

Je t’embrasse très modérément pour ne pas t’empêcher de travailler, car il convient de ne pas déranger celle qui porte de si lourdes responsabilités dans l’accomplissement d’une mission supérieure. Si tu vois Leroy, n’oublie pas E. de R. complet (c. à d. non expurgé des portraits mystiques). Ajoutes-y la Cuve. As-tu pris chez l’ami de ma mère des bouquins dont je t’ai parlé ? Le mouvement de détente a l’air de s’amplifier. Nous verrons.

A bientôt te lire. Bientôt te voir. En attendant mieux. A tout de suite, savoir que tout va si bien et que nous ne saurions être séparés, surtout pas par des murs. Mes gros baisers.

J.