JM à JR (Fresnes 49/03/18)

 

Vendredi 18 mars 1949

Ma chérie,

J’ai été un peu secoué ce matin au réveil. On est venu chercher un de mes camarades (dossier difficile) dont la condamnation précédait la mienne de huit jours. Et comme je n’avais pas vu Leroy depuis quelques jours, je me demandai si… ce n’était pas aussi pour moi, bien que je pense que, dès qu’il sera reçu par le Président, il viendra me prévenir. Je crois malgré tout que nous en avons encore pour quelque temps, bien que nous approchions des eaux dernières : Port ? Ou bien… ? Toi tu es confiante. Je le suis encore davantage, mais nous sommes blindés à toutes épreuves. J’avoue que si on me graciait, cela me semblerait un de ces événements heureux extraordinaires dont j’ai perdu l’habitude dans ma vie depuis presque toujours. (Depuis l’âge de douze ou treize ans, il ne m’arrive guère que des tuiles. Beaucoup de petits bonheurs en détail, mais les affaires, la politique ! Quels remous ! Il m’a fallu continuer, remonter la pente. Nous allons voir si la vie change de visage. Je fais tout pour la discerner avec des yeux plus sages, plus compréhensifs, avec un calme mûri). Il faut croire à la vie, démontrer la vie.

Ne nous plaignons point : je t’ai rencontré. Tu ne sais pas du tout à quel point cela me semble aussi extraordinaire. Alors, là, il y a un Dieu ! On est quelquefois récompensé dans ce bas monde. et cela compense tout le vide perçu par ailleurs. Bénissons donc avec gratitude infinie le jour où je t’ai connue. Peu à peu la petite graine semée a pris toute la place, jusqu’à devenir un grand arbre (où les oiseaux du ciel viennent nicher). Ce qui semble extraordinaire au sens désespéré finira par me paraître tout à fait naturel, le jour où j’aurai compris que la vie est une excellente chose qui vous apporte beaucoup de joies, quand on sait éliminer les dangers quotidiens, ces tas de petites pensées défaitistes qui veulent s’implanter et vivre. Si tous les Français comprenaient l’utilité de repousser continuellement la multitude de petits mensonges de la journée, le pays ferait un bon prodigieux. Mais on s’entretient dans le mensonge, on s’y plait, on ne veut plus en sortir. Et finalement, les grosses catastrophes arrivent.

Je vais dormir tranquille ce soir. La prochaine quinzaine va être calme. Nous allons voir plus clair après les élections ; Elles préciseront la position, et changeront peut-être beaucoup de choses pour nous. Le gars qui a été fusillé ce matin avait vu repousser son pourvoi le même jour que moi. Est-ce une bonne chose que les « politiques » aient été préservés ? (Nous étions trois sur les journaux à être signalés en janvier). Il se peut qu’on réserve nos affaires pour plus tard. Ça bouscule beaucoup de ne pas retrouver dans son préau, du jour au lendemain, un gars qu’on côtoyait.

Pas de nouvelles de toi depuis mardi. J’espère que tout va bien. J’espère aussi voir Leroy demain ou dimanche, qui m’apportera le dossier demandé (cuve). Je lui ai écrit hier.

Ce soir je suis enclin à me coucher tôt pour récupérer le mauvais sommeil d’hier (couché à minuit, réveillé à 6 heures), et je vais potasser des textes bouddhiques et bibliques. C’est un puissant secours pour l’esprit. On se repose vraiment sur une base absolue. Plus rien n’existe que le bien infini, la paix joyeuse. L’esprit vit libre dans son immensité vivante. Le royaume n’est pas le même que celui du monde d’en bas. Dès lors, il n’est plus de souci. Toute vanité, toute souffrance disparaît, et voici que se réalise la Présence qui guérit. C’est à dire qui détruit les ombres. Je t’embrasse comme un ciel bleu. Tu fais partie de mon paradis solide. A bientôt te lire. Gros baisers.

J.