Dimanche 19 septembre 1948
Ma chérie,
Puisqu’on t’a pris ta place samedi, viens sans faute samedi prochain. Dis-le à ma mère. Au besoin écris-lui pour la prévenir que c’est toi. Je n’ai pas son adresse à la campagne.
Je crois qu’on a essayé en vain de t’obtenir au téléphone cette semaine. Mauvaise communication m’a-t-on dit. Ni le mercredi, ni le vendredi, ni le dimanche. J’espère toutefois qu’on t’aura atteint avant la réception de ce mot. Dis-moi ce que tu penses de l’Orestie.
Les évènements tournent très vite. Attendons-nous à du nouveau d’ici la fin de ce mois. Tu me préviendras dès que ton amie sera rentrée. J’aimerai savoir de ce côté si tout va bien et ce qu’on dit. De même pour l’aviation. D’un autre côté j’ai déjà pris toutes précautions. Aucune inquiétude. Même si les apparences sont très violentes. Nous passons à travers tout. Au parloir de samedi nous règlerons beaucoup de choses.
Bien reçu les quatre dernières photos. Elles sont honorables mais moins bonnes que les précédentes. On ne peut pas toujours réussir des chefs-d’œuvre. Contentons-nous de gracieux tableaux réalistes avec des poses naturelles moins vivantes. Le Frédéric est superbe. Les cannibales d’Océanie lui mangeront les mollets. Moi ce sera les joues. Sais-tu que je l’aime comme un dieu. Si les parloirs étaient plus longs, on pourrait lui réserver la moitié de notre temps, mais il galope si vite que nous n’avons jamais la possibilité de nous dire la moitié du tiers du tout.
Bien reçu ta lettre aussi. Embrassé chaque mot. Vécu chaque pas. Caressé chaque cheveu. Béni chaque sourire.
Ce soir je suis très heureux. Un sujet de pièce que je cherchais s’est équilibré soudain. Une clarification des idées s’est faite sur certains problèmes. Je me sens plus fort et plus calme. Tout va le mieux du monde. Bonne nuit ma chérie. Tu es une petite fille adorable et que j’apprécie inimaginablement.
Lundi soir. D’heure en heure les nouvelles s’affirment. J’arrive à croire que je tiendrai vraiment ma promesse. À force de crier Noël, il viendra le jour de l’étoile bénie qui conduit vers les découvertes merveilleuses, celles où l’on rencontre un Christ, ou un amour, ou une île bienheureuse, ou un nouvel horizon, ou la joie de la plénitude. Nous mangerons tranquillement la bûche devant le feu de bois en disposant des jouets pour le bonheur du fils du jour, et de tous les enfants futurs. Est-ce que Frédéric a des dispositions pour la mécanique ? Ou pour la poésie ? L’histoire du couvercle et de la boîte me plait et aussi des noix de coco.
Bien reçu le colis. Parfait. Tout parfait. Les fleurs magnifiques. Dis à ma mère de me joindre mon tricot gris. Dans la collection N.R.F. Tradition regarde le prix du livre de Ananda Coomaraswany[1] « Principes de l’art occidental et oriental ». Si ce n’est pas trop ruineux dis à ma mère de me le joindre à un colis. Je suis en pleines études védantiques[2] et bouddhiques sans cesser un seul instant mes travaux bibliques.
Sais-tu que je fête mes quatre ans de prévention ? J’entre demain dans ma cinquième année. Déjà quatre ans pleins ! Ils ont passé comme un éclair. Il me semble que c’était hier. Pour ma part, je n’ai pas bougé. On reste accroché à son espoir, à sa certitude comme un naufragé à son bout de bois. Et l’on sait que le flux vous porte vers la côte et l’on est guidé tout doucement vers le port. A me regarder dans un bout de glace, je ne crois pas avoir trop vieilli. 46 ans ! Je dois te sembler un barbon terrible à toi qui as toujours seize ans. Comment fais-tu pour être aussi jeune ? La belle sérénité est cause de toute fraîcheur. Et puis l’amour… Je ne crois pas te donner trop de soucis et m’efforce de nourrir ton affection, comme je donne becquée à mes moineaux tous les matins. Dès six heures je les entends sur ma fenêtre picoter dans l’assiette. C’est mon réveil.
Et ils sont aussi gras que tu es jolie. Énormes. Des papes.
J’ai l’idée d’une nouvelle pièce. Elle se passe chez les morts. C’est-à-dire chez des gens tout à fait comme nous mais qui sont passés de l’autre côté et qui continuent à papoter. Et l’on attend une fille qui vient de mourir et qui doit retrouver son amant qu’elle a tué il y a quelques années. Elle s’appelle Madeleine. Elle s’est toujours conduit abominablement. Une vraie garce. Et tous ses ennemis et victimes pressent l’amant contre elle pour qu’il recommence à la tourmenter. Surprise ! Elle a évolué. Celle qui fut pécheresse et meurtrière devient tout à fait pure. Les ennemis s’évanouissent, les souvenirs aussi. La pièce est mélangée de projections de cinéma. Les deux amants se réconcilient peu à peu, bien que ce soit très difficile en apparence. Un vieux bonhomme qui est l’ange gardien de service les aide. Et la vie continue plus légère jusqu’à ce qu’ils se dépouillent de toutes leurs croyances au mal. Voilà le thème. Pour le détail : poésie dialoguée, cris et profondes tirades, hauteurs d’émoi, chansons, souvenirs, sanglots, objections. Tout un chœur d’obscènes, de maladroits, de malfaisants autour d’un couple qui cherche à retrouver la paix. Personnages allégoriques, des fées, des feux follets, des machines qui parlent. Le rêve de tous les jours, de ce côté-ci ou de l’autre.
Lu la Rue de la Sardine[3] de Steinbeck. Bouquin charmant, tout plein d’images jolies, de personnages rares dans un décor affreux. Du fumier doré. Lu 15 bouquins depuis 18 jours. Relu Rabelais, Les sept piliers de la sagesse[4]… Bhagavad-Gita[5], un essai de Guénon, Pouvoir [6]de Ferrero… Rien ne vaut mon album de photos, l’air décidé de Frédéric et tes yeux très simples quand assise dans le bateau tu regardes l’infini de l’objectif : le grand oiseau qui va sortir. C’est moi qui passe la tête.
Si j’arrivais par-dessus ton épaule, le jour où tu m’écris, et que je pose mes deux poings sur la table, à côté du papier, est-ce que tu reconnaîtrais mon silence heureux ? Il arrivera bientôt le grand retour. Nous approchons.
Au revoir, ma chérie. À samedi. Je t’embrasse comme il n’est pas possible.
J.
[1] Ananda Kentish Coomaraswamy (1877-1947) : métaphysicien et historien de l’art srilankais spécialisé dans l’art indien et cingalais, l’hindouisme et le bouddhisme. Il a publié des ouvrages théoriques fondamentaux sur ces sujets. Ce faisant, il a contribué à la découverte et la compréhension de la culture indienne par le monde occidental.
[2] Le Vedānta, terme sanskrit signifiant « fin, aboutissement, conclusion des Vedas » est une école de philosophie indienne fondée par Adi Shankara, gràce à son commentaire de l’œuvre de Bādarāya, auteur supposé du Brahma Sutra (~200 av. J.-C.).
[3] Rue de la sardine : roman de John Steinbeck paru en 1945, centré sur la relation entre différents personnages qui se connaissent, s’entraident et s’amusent ensemble, au sein d’un lieu plus vivant qu’il n’y paraît. Le roman explore les multiples facettes de l’être humain, avec humour et bonne humeur, mais également avec des moments tristes ou émouvants.
[4] Les Sept Piliers de la sagesse :récit autobiographique des aventures de T. E. Lawrence (Lawrence d’Arabie), officier de liaison britannique auprès des forces arabes lors de la Révolte arabe contre les Ottomans de 1916 à 1918.
[5] La Bhagavad-Gita : terme sanskrit signifiant « chant du Bienheureux » ou « Chant du Seigneur », partie centrale du poème épique Mahabharata. Ce texte est un des écrits fondamentaux de l’hindouisme souvent considéré comme un abrégé de toute la doctrine védique.
[6] Guglielmo Ferrero (1871-1942) : historien et essayiste italien, auteur de Pouvoir (Plon, 1943)