JM à JR (Fresnes 46/02/04)

   

Lundi 4 février 1946

Petite fille chérie,

Tu étais bien jolie, et bien impatiente, l’autre jour. Énervée peut-être par tous ces soucis. Le beau Frédéric qui se met à piquer de la fièvre (de croissance, sans doute). Il ne faut pas s’inquiéter. Le meilleur moyen de combattre la fièvre est de rester calme et de la chasser comme une vilaine mouche, comme un cauchemar idiot. Toutes les fièvres, toutes les passions, tombent. Tous les maux s’en vont. Tous les désastres s’enfuient. Et il ne reste plus un jour que l’esprit joyeux purifié de tous ses soucis qui n’étaient qu’autant de rêves vains. Donc, j’espère et je suis sûr que la fièvre qui voulut se poser comme une mouche sur le Frédéric est déjà rentrée dans son néant.

Pour nous, je comprends que tu sois encore obsédée par les apparences d’ennuis, destructions… procès… peut-être… car il peut arriver beaucoup de choses avant et nous n’en sommes pas encore là. Il s’en faut de beaucoup. On commence seulement les préliminaires et nous verrons en route les quelques os qui s’arrêteront dans la gorge des accusateurs. Je crois que les évènements tournent si vite que tel qui croyait être le maître tout puissant, terroriste hier, et grand pontife aujourd’hui, se retrouvera demain cul par-dessus chaise et broutant l’amertume de ses méfaits. Pour l’instant j’ai de la patience, de l’énergie et surtout de la tranquillité plus que tout homme au monde (sans vouloir déprécier quiconque). Je suis sûr d’avoir raison et quels que soient les obstacles, nous pensons avoir les moyens qu’il faut pour les franchir. Ce n’est pas une poussière d’arguments fougueux qui nous abattra. Maintenant, il faut tout prévoir, même ce qui semble le pire aux petites âmes inquiètes. Nous verrons à ce moment-là, s’il le faut, comment nous raffermir dans la sérénité. Il n’y a aucune raison de s’affoler ni de craindre.

Je crois que les interrogatoires se poursuivront durant tout février et peut-être mars. Après, il se peut qu’il y ait encore des vérifications. Mais nous arrivons maintenant dans la période où nous pourrons peut-être faire des procès politiques et non plus subir rigoureusement des condamnations que le gouvernement lui-même juge arbitraires puisque la commission des grâces fonctionne avec une générosité inconnue jusqu’alors. Il semble que nous ayons passé la période critique pour nous. Pour la France, c’est autre chose. Il faudrait un changement total de mœurs et de régime pour qu’elle retrouve à la fois sa force et son crédit.

Je maintiens toujours mon avis que je t’ai exprimé l’autre jour : dans peu de temps tout cela sera fini et nous pourrons, ailleurs que dans un parloir ou un cabinet de juge d’instruction, bavarder posément de nos petits problèmes et de nos grands amours. D’ici-là, il faut être sage et heureuse. Le bonheur n’est jamais pour demain. Il est toujours pour aujourd’hui, à l’instant même. Il ne dépend jamais de la présence ou de l’absence de quelqu’un. Il est dans l’affirmation d’un bien éternel qui dépasse toutes les petites guéguerres terrestres. Donc, aucune raison valable d’être ou malheureuse ou atteinte par des évènements dont la réalité est si peu certaine qu’ils s’évanouissent comme un gros orage.

Sais-tu qu’il fait encore à peine jour, que je me suis levé de grand matin et que dès les premières lueurs de l’aube j’ai commencé à t’écrire ? Ceci non pour me vanter d’un exploit extraordinaire mais pour que tu saches le souci qui nous anime et que ta faim d’affection soit rassasiée –un peu – peut-être – par la connaissance de ce geste affectueux – sinon héroïque. Évidemment samedi il n’était pas commode d’échanger des confidences sous le regard bovin d’un garde un peu rugueux. Ils sont presque tous pareils et en ce moment ils ont la frousse d’être engagés dans la bagarre et prix entre deux feux. La propagande joue pour et contre eux. En revenant, j’ai eu nettement l’impression de l’approche du coup dur, en les observant. C’est qu’ils seront aux premières loges pour recevoir et donner les coups. Et dame, on n’est jamais très content d’être contraint à la lutte. Mais quoi, il faut vaincre… ou périr.

Je voudrai avoir l’occasion, la liberté, ma permission, le temps même d’être si doux avec toi qu’on te fasse oublier à jamais toutes les bêtises, les saletés de la vie humaine. Mais en ce moment, nous sommes engagés dans un tel combat furieux, et nous avons affaire à de tels monstres, qu’il faut toute notre attention pour guetter les pièges ou les attaques des adversaires et j’avoue que je suis rentré dans la période où décidément il va falloir affronter quelques soi-disant dangers. Il ne faut pas, petite fille douce et trop charmante, que les femmes nous amollissent et qu’on se laisse distraire par quelque fée trop attirante, mais, d’un autre côté, les paroles tendres qu’on te dirait ne confirment-elles pas tout ce qu’on pense d’heureux, de victorieux pour l’avenir, pour un avenir très prochain.

Il paraît que cette semaine qui commence va être décisive pour le gouvernement. Il semble bien que tout se ramène à une question de crédit et d’importations, sinon la France ne peut pas manger d’ici peu de temps. Il est hors de doute qu’on ne donnera pas du dehors des facilités à des gens qu’on sait être très bientôt des adversaires dans la nouvelle guerre qui se prépare ouvertement. Donc pour nous, notre sort présent est limité à la durée de l’équipe au pouvoir. Après, ou ce sera pire, ou ce sera la délivrance, car la France basculera définitivement (et sombrera dans l’anarchie et la guerre civile) ou se relèvera lentement, auquel cas, il faudra bien nous rendre justice et avouer que nous fûmes prévoyants. Logiquement je ne vois pas la situation présente se prolonger encore longtemps. Ce n’est pas possible. Nous sommes au plein de la crise et le manque de stocks fait davantage pour épurer la situation que tous les bavardages des politiciens.

Donc patience, courage, espoir, certitude. Je ne peux rien te dire d’autre. Cette sacrée existence, déjà si riche en émotions dans le passé, nous prépare sans doute pour l’avenir des jours curieusement mouvementés. Ne nous plaignons pas que la mer soit grosse. Tâchons de bien diriger le bateau. L’important est d’arriver à bon port.

Ma petite fille je t’embrasse et j’embrasse Frédéric qui n’a plus la fièvre. Je t’embrasse doublement toi qui n’a plus d’inquiétude et qui s’est révélée une petite femme tellement parfaite, tellement dévouée, tellement confiante et calme qu’elle est le repos lui-même, l’oreiller moral sur quoi on peut se reposer, la sécurité en action. Que voilà de grandes et nobles qualités mises à jour. Attendrai-je le colis de ce soit pour clore ma lettre. Non. Je suis sûr qu’il est parfait comme sont parfaits les yeux de Jeannette et la flamme qui y brûle.

Cet amour est-il pur, Madame ? On le pense. On le sait. Il englobe dans son immensité et le fils et le père, et d’autres encore et s’il n’atteint pas déjà l’humanité toute entière, c’est peut-être que Jeannette est trop timide. Mais dès le printemps nous pourvoirons à éveiller son attraction sur la vie au delà des bornes actuelle de sa pensée et de grands bienfaits en découleront pour le monde et pour nous.

Donc, on t’embrasse en prévision pour que lorsque tu seras devenue à la taille d’une déesse, tu penses encore à nous qui aurons tâché de t’égaler.

Sur ce, réintègre ta poche gauche et sois tranquille. On ne te redira pas ce qu’on pense.

J.

P.S. Envoie moi des cure-dents de plume et non de bois.