Lundi 11 février 1946
Petite Jeannette chérie,
Pourquoi es-tu nerveuse et bousculée quand tu me vois le samedi ? Il est vrai que les instants sont si brefs, que le lieu est si mal choisi pour des confidences ou des conversations calmes. Mais il ne faut pas craindre ou s’affoler parce que les évènements ont l’air de s’avancer. Je crois que j’en ai encore pour un bout de temps avant que mon affaire soit éclaircie. Il faut que certains aspects politiques de l’affaire apparaissent en toute lumière pour qu’on puisse la juger vraiment et je crois que cela demande encore un peu de travail. Donc le temps apportant à la fois une plus grande sérénité et un examen plus consciencieux des faits et des motifs nous permettra de nous justifier complètement. Et puis, les évènements mondiaux sont tels qu’il apparaît que sur beaucoup de points nous n’avons pas tout à fait tort. Il se peut donc que la chance et la bonne foi se multipliant l’une l’autre nous permettent d’espérer la fin de nos épreuves. Il paraît qu’on parle beaucoup d’amnistie au dehors (Vigier, Paul Reynaud – on cite aussi Daladier).
Naturellement puisque tu me vois trois minutes le samedi, tu en profites pour que je m’énerve, estimant sans doute qu’un sandwich vaut bien une lettre et un morceau de chocolat une déclaration d’amour (À propos, ne mets plus trop de sardines à la vinaigrette dans mon colis. Elles sont excellentes, mais je n’en raffole plus. Par contre le hareng est toujours le bienvenu. Tu peux même mettre un hareng saur ou te procurer des laitances – que j’adore – ceci si possible et si pas trop cher bien entendu. Bravo pour les lentilles ou haricots blancs. Variétés. Variétés. Si tu trouve du pâté américain… Enfin, tu sais bien et merci d’avance). Si j’écrivais aussi peu et aussi peu serré que toi, tu roulerais des yeux furibonds et désespérés dans tous les coins de la chambre. Je t’habitue à trop de quiétude. Il faut que je me fâche un peu. Au fond, l’amour ne va bien que sous le fouet de la menace de privation. Dès qu’on en a à satiété, on n’arrive plus à le digérer et on s’endort repu. Les bons coqs, comme les meilleures amoureuses sont les plus maigres. Je vais te sevrer… la prochaine fois… à partir de… si… Fais attention, c’est très sérieux. Je veux, j’exige impérativement mes trois lettres par semaine, régulières, complètes, bourrées de choses intéressantes et contenant une substance savoureuse appréciable, réconfortante. Bref… l’équivalent spirituel des colis. Moi, je ne suis pas matérialiste. Il me faut des mots et si les petits paquets me font plaisir, j’attache encore plus de prix à ce qu’on me dit, à la manière dont on le dit, à l’empressement, la spontanéité, le touffu du sentiment. Je suis un touffu. Je veux du touffu, du dense, du concentré, du vite et complet. Et ceci n’est pas un caprice de môme. Dans une cellule, nous ne devrions pas nous priver des meilleures amitiés, des plus grandes affections qui doivent être traduites en prose, avec de multiples périphrases. Notre tâche est de guider nos désirs et ceux de nos amies dans le meilleur sens pour qu’il n’y ait pas choc, désagrégation atomique. Ce qui détruit l’amour c’est la passion vulgaire qui aboutit soit à la haine, soit au crime, soit à l’indifférence, à l’oubli. Mais pour purifier, anoblir, encourager, fortifier ce plus noble élan du cœur, il faut non seulement la patience, mais l’entretien quotidien. J’ai remarqué aussi que tu m’avais fourni du papier d’un format plus réduit. Je m’en sers pour versifier, mais tu remarqueras que pour t’écrire j’emploie de grandes feuilles. Remarques tu ces détails ? Tu ne m’en dis jamais rien. Si tu veux devenir laitière ou fermière, il faut commencer par apprendre le métier, l’alphabet de l’amour. La Bible dit « Au commencement était le Verbe… », donc écris…
J’ai lu cette semaine cinq ou six bouquins, écrit une dizaine de pages, écouté une centaine de gens et pensé des milliers de choses. On fait son métier d’homme, même en prison. J’ai eu l’honneur d’être confronté samedi avec le chef des FFI qui pille mon appartement et fit emporter de chez toi tous mes objets. Il n’a pas changé. Aussi indélicat et bête que l’année dernière. Tandis que nous, nous avons au moins profité de l’expérience. Si c’était à recommencer !…
Cette nuit, j’ai fort bien dormi, à l’encontre de l’avant-dernière nuit où je me suis un peu battu en rêve avec mon témoin. Mais depuis, ayant relu L’Écclésiaste [1] et réfléchi aux vanités de ce monde, j’ai cessé d’éprouver de l’inquiétude pour ma modeste personne et de l’intérêt pour les affres de cette époque, et j’ai mis tout ceci dans le même panier où le temps lui-même flanque les ossements et les poussières défuntes. À relire l’autre jour les œuvres poétiques de Chénier que la bibliothèque m’avait collé par un de ces hasards qui choisi toujours bien son homme j’ai retrouvé quelques formules saisissantes qui s’appliquent si bien à nos jours qu’on croirait encore entendre la voix de l’homme. Et pourtant, Chénier est mort, et ses accusateurs aussi. Il y a longtemps que les cendres de Danton, de Robespierre, de Marat sont mêlées à celles de Louis XVI et disparues dans le Cosmos, zébrées par l’éternel mouvement du rêve terrestre. Tout cela vous incite à être sage, de cette sagesse qui répugne à la modération comme à la folie. Ne voir dans les actes des hommes que la contrefaçon de leur véritable destin nous apprend le calme immuable d’une sérénité suprasensible. Si tu avais lu L’Écclésiaste, tu ne serais pas agitée le samedi et Frédéric n’aurait pas la fièvre. À propos, qu’a-t-il fait cette semaine ? Combien a-t-il cassé d’assiettes et déchiré de livres ? J’espère que tu lui as offert un chat pour qu’il puisse lui tirer la queue et se faire griffer. Il faut habituer les enfants à dompter les animaux. Un chat est du reste très utile pour la dératisation, bien que je ne sois pas d’accord avec le procédé. On pourrait faire avec les rats d’excellents pâtés. Ce n’est pas du tout répugnant. Question de propagande. Même race de rongeur que le lapin, et musqué ou pas, la peau peut faire de magnifiques gilets. Il suffit de lancer la mode. Je vois les Parisiens déguisés en trappeurs, posant des pièges dans leurs caves, ou s’embauchant égoutiers.
Utiliserai-je le restant de mon papier pour te prier encore une fois de m’écrire ? Je crois avoir développé suffisamment aujourd’hui d’arguments violents et invincibles pour que la leçon soit reçue. Si la semaine prochaine j’ai aussi peu de lettres, alors je prendrai des sanctions. Je déciderai de penser tout seul, de vivre le nez sur mon mur en me persuadant que le bonheur réside dans la contemplation du blanc, que le seul grand amour de ma vie est le salpêtre et qu’on n’est heureux qu’à Fresnes, derrière les verrous qui vous protègent à la fois des mitraillettes et des passions amoureuses. Sur ce, je te quitte bien gentiment, je passe la main dans tes cheveux ornés de rubans coquets, je la referme sur ta nuque toute fine ou coule le sang plein d’émotion pure et j’embrasse tes rêves, tes soucis, ta joie, tes espoirs et tes désirs. Et puis quoi encore : ta main qui fait des paquets, qui, quelquefois, prend un porte-plume, et puis tes yeux qui ont vu l’autre soir un spectacle que tu ne m’as pas raconté (ce qui est intéressant, ce n’est pas la pièce elle-même, mais la façon dont on l’a vue).
Tu pourrais me raconter Britannicus à ta façon. Si tu as autant de talent que Racine, on t’écoutera. Nous sommes tous les spectateurs de quelque chose. Ainsi, moi, je vois en ce moment la tête de Jeannette se découper dans le ciel. Elle sourit, comme sur la photo, elle ne saurait cacher ces yeux plus perçants que le soleil. Elle se dépasse comme une maman et une femme attentive. Elle court la vie avec prudence et elle voudrait bien qu’on la récompense avec des mercis au moins littéraires. Patience, le temps viendra. Elle sera meilleure l’heure du renouveau. En attendant, on t’embrasse, on te berce, on te taquine et on te câline. Fais danser le Frédéric pour moi.
J.
PS. Je n’ai plus de fil, du solide, du lin SVP, noir ou blanc. Les encartements sont interdits
[1] L’Ecclésiaste est un livre de la Bible hébraïque. Le contenu consiste en matériel personnel ou autobiographique, largement exprimé en maximes et aphorismes, illuminés en paragraphes laconiques avec des réflexions sur le sens de la vie et le meilleur mode de vie. Il proclame avec emphase la « futilité » et l’obsolescence de toute action humaine, sage et fou connaissant le lot commun de la mort (note de FGR).