Lundi 13 mai 1946
Ma Jeannette, carissima,
Si j’ai ajouté ce terme emphatique et latin, c’est pour corriger ce que les deux premiers ont d’orgueilleux, d’égoïste, de super-potentiel, de trop mâle. J’ai craint d’apparaître un bourreau épais qui s’approprie —indûment— quoique avec le consentement de la personne, le droit de contrôler, superviser, critiquer, conduire, etc… les faits et gestes de la plus charmante et la plus douce des petites filles mamans. Donc, j’ai vaincu l’ours qui était en moi pour le faire agneau, et le mettre aux pieds de ma princesse nordique, tapis de fourrure. Tendresse chaude. Viens-tu te rouler avec moi sur la peau de l’ours. Celui-là est bien tué. Il y a des monstres dans le cœur des hommes, qu’avec de la patience on réussit à empailler.
Bien reçu tes lettres et photos. Photos sont épinglées au mur. Lettres ailleurs, si nous ne craignions d’être romantiques. Bébé est superbe. Il fait la grimace quand il est sur les genoux de sa mère. On dirait qu’il aime courir, bouger. Fichtre ! J’ai l’impression qu’il fera trembler la terre sous lui. Pour les photos, fais boucher le trou de l’appareil et veux-tu bien m’envoyer des douzaines de clichés avec Jeannette dessus. Jeannette, Jeannette et encore elle. Méfie toi de la lumière plongeante. Ne pas baisser la tête pour ne pas faire d’ombres sous le nez. Ou employer un réflecteur papier blanc qui renvoie la lumière sur la figure[1]. Pas de soleil de face, mais toujours de dos ou de côté, avec réflexion sur le visage. Si la lumière frappe de face, me paysage est plat. Si de côté, tout le relief se détache. Avis. Étudier avec soin manuel photo amateur. Appareil trop ouvert (diaphragme). Photos un peu grises. Plus le diaphragme est petit, plus la netteté est grande, surtout dans les lointains. Gâcher 12 plaques pour savoir s’en servir. Comme les enfants. Au sixième, vous saurez, madame, ce que c’est d’être maman.
Alors c’est vrai. Cela te ferait plaisir qu’un jour ou l’autre je te téléphone : « bonjour, qu’est-ce que tu fais ce soir ? ». Rêves, rêves. Ce n’est pas demain. Tout au plus après demain. Les événements ont l’air de tourner favorablement. Je pense que le plus dur est passé. On pense toujours que l’avenir sera meilleur. Pourquoi ? Pas de raison. Car pour l’instant le présent est merveilleux. Un papier blanc qui ne rature pas. Une plume souffre. Un sourire sur le mur. Un parquet ciré. Ciel gris. Cœur reposé. Heureux envol. Doux souvenirs. Belles et intimes présences. Grandes idées. Courage. Ardeur. Goût au travail. Fleurs sur la table. Tout un univers dans l’œil, cet œil magique qui se promène à travers les mondes, les explore, et revient chargé de suc. Une seule question : pourquoi Frédéric a-t-il tantôt la raie à droite, tantôt à gauche ??? Pour mon goût, je préfère à droite. Front plus dégagé. L’air distingué, mais violent. Bon !!! Napoléon !
Ma mère m’a trouvé l’air césarien, à l’un des derniers parloirs. Bonne mère ! Il y a toujours dans ces admirations maternelle une inconnue mesurable naïveté. Vous aimez beaucoup trop les produits de la nature, mesdames. Dangereux. Déceptions futures. L’éternité, le sens harmonieux qui bouleverse tout, même les sensibilités sentimentales, se chargera de corriger tout ça.
Alors, tu me lis dans le métro ? je suis le journal du jeudi ou vendredi. Je sers à oublier les stations. Fichtre ! Quel romancier je fais pour troubler, amuser, endormir le cœur des petites filles. Vierges ardeurs, amoureuses candeurs —vraiment tu crois—c’est curieux—que je t’intéresse. Nom d’un canard ! Moi qui n’aimais pas à m’intéresser à moi-même. Est-ce que tu me préfères doux ou brutal ? Poète ou casse-gueule ? Enfant de chœur ou cravacheur ? Si je te battais un peu, de temps en temps, pour éprouver ta patience. Expérience. Épreuve du feu. On enregistrera les battements du cœur au dynamomètre.
Je me souviens qu’à certains moments ton cœur battait très vite. Si vite que j’ai couru après de crainte qu’il s’essouffle. Pour l’instant, repos. Ne battez pas sans moi, messire. Ne rougis pas, veux-tu.
Il me semble que la campagne où nous nous retrouverons est là, tout près. Donne moi, à tout hasard, l’adresse où je t’écrivais. On pourra peut-être y passer les vacances prochainement.
Je regarde pousser mes plantes grasses avec une admiration béate. Trois oignons de bégonias enfoncés il y a un mois dans trois vieilles boîtes remplies de terre. Tout à coup jeune point vert, petit bouton, tumeur. Elle éclate en une feuille miniature, dresse un poli, une nervure, s’étire, se hisse péniblement, met un pied devant l’autre sur l’oignon, dégage une autre feuille, puis une troisième, cherche à boire au plafond une lumière désespérée au bout d’un long col poilu, étend sa feuille comme une main, tous doigts écartés. À son pied un gros bébé fleur en herbe enveloppé dans un cocon vert. La feuille est brune, les nervures jaune-vert pâle. Les poils de barbe se multiplient. Elle a aujourd’hui trois centimètres pour le moins, demain quatre. Celle d’à côté est rouge brunâtre et se développe comme une rose du désert —tu sais, les fleurs de sable. Ma troisième a juste percé. Elle n’est pour l’instant qu’un embryon. Frédéric n’était pas plus gros.
Je viens d’interrompre ma lettre pour « dépoter » deux de mes enfants et les « ré-empoter » dans des boîtes plus grandes. Petit travail qui m’a rappelé les beaux jours de mon enfance où j’avais plaisir à tripoter la terre et à farfouiller dans l’humus. Ah ! L’attrait de la barbouille. Il semble de la vie.
16 heures.
Bien reçu colis. Merci. Bravo. Les œillets sont tendres, terriblement amoureux, si doux qu’on en prend soin doublement, assez sauvages pour qu’on apprécie leur indépendance, désabusés, hautains, modestes et fiers tout en même temps. Ils sont roses parce qu’il faut bien oser être doux dans un monde dur, mais le plus rouge, plus audacieux, crève les yeux avec sa vigueur féroce. Depuis tout à l’heure, ils boivent avec patience l’eau que je leur ai donnée et, vers le soir, ils pourront parler tout seuls, un peu ivres, laissant échapper toutes les paroles, même inconvenantes, qu’on leur a confiées. Oh ! Secrets !
La conversation dans la cellule roule sur les femmes depuis tout à l’heure. J’en ai dit pis que pendre. Sauf que toutes les observations qu’on peut faire sur la gent féminine s’appliquent aux expériences malheureuses ou incomplètes qu’on fit, à l’exception des expériences heureuses. J’ai donc réservé mon opinion sur un (et même beaucoup de points) point à l’égard d’une expérience dont je ne parle jamais en public, mais où une certaine Jeannette est intéressée —n’en parlons point ici, non plus, elle pourrait en concevoir de l’orgueil, et il faut toujours à l’amour le fouet de l’imperfection possible.
Le colis était très bien, les petits paquets bien ficelés. Si quelquefois un Américain t’offre du Nescafé en quantité, n’hésite pas. J’apprécie beaucoup les petites boîtes (bœuf, salade, etc…). Que n’apprécie-je pas ? J’espère bien te voir un de ces jours, le plus tard possible. Pas du tout pressé pour la rentrée du document demandé. Je vais probablement aller à l’instruction en témoignage un de ces jours (comme vendredi dernier). Et puis, je préparerai une grande note définitive pour mon juge, pour préciser un grand nombre de détails encore peu mis en lumière. Je compte même —cela semble étonnant— déposer bientôt une demande de liberté provisoire (!!!) étant donné le nombre de gens qui ont été libérés depuis quelque temps et dont les cas sont supérieurs au mien. Toutefois, je crois qu’il ne faut pas agir trop vite. Pas avant deux mois au moins. Un grand changement va s’opérer sous peu. Nous allons voir beaucoup plus clair. Il semble que la faillite de nos adversaires soit consommée. La vérité apparaîtra peu à peu aux esprits les moins bien disposés contre nous. Les méchants seront forcés de se taire. Et les bons nous tendront la main. Jeannette me tendra-t-elle la main ?
Mais non, ma cellule n’est pas affreuse. Je ne la regarde guère. On a caché la lèpre des murs avec du papier. Tout ce qui était laid s’est paré de notre poésie apportée soigneusement pour colmater les attaques de la rigueur pénitentiaire. Là où tout semblait vouloir accabler l’homme, le mater, le corriger sans but, l’enserrer dans un étau mental, nous avons apporté la liberté, la paix, le bonheur, la détente, la joie, le travail. Nous ne sommes pas prisonniers du mal, quelle que soit son apparence. Ni la calomnie, ni la haine, ni les préjugés, ni le mécanisme d’indifférence dans quoi le monde actuel cherche à broyer les élites qui lui déplaisent, parce qu’il les craint, les redoute —quand il cesse de les adorer— ou quand il ne veut plus les honorer. Rien de tout cela ne peut ébranler cette constante humeur qui nous permet d’apprécier les fleurs, la douceur de la vie, la constances de nos amours, l’offrande humble des amitiés et des dévouements, les instants précieux qui passent, éternels et sereins, charmants et propices, fleurs de sève divine. Voici que nous sommes toujours si confiants, si sûrs d’avoir touché le bord de la robe d’une vérité transcendante si pénétré du devoir accompli. On nous regarda hier comme des traîtres, puis comme des fous. Apparaîtrons-nous bientôt comme des sages, ceux qui auront eu le courage de chercher leur refuge dans la discipline de l’adversité ? J’adresse précipitamment un sourire à ton sourire, un hommage à tes yeux violets, une caresse au futur chef de tous les peuples de la Terre, et un baiser à l’infini de nos tendresses réciproques.
J.
[1] On reconnaît là le metteur en scène (note de FGR).