JM à JR (Fresnes 46/05/20)

 

Lundi 20 mai 1946

Petite fille chérie,

Comme le temps passe. Nous voici presque déjà au 2 juin, date fatidique où la France va s’engager dans l’un ou l’autre chemin [1]. Il semble que ce soit le bon. Qui aurait cru que ce serait si long pour que le calme revienne à peu près. Et encore ! Nous sommes loin de compte. Dans quinze jours nous verrons infiniment plus clair. Les meilleurs propos courent. Souhaitons de reprendre un jour notre tâche et de vivre une époque heureuse. Il est vrai que le bonheur !… Les gens se contentent de si peu : un peu de soleil sur la peau, une banane sous l’arbre. Tout est supportable à condition que la mer soit belle… et la fille jolie. Voilà les hommes.

Le colis est excellent. Parfait. Pour la reliure, je n’hésite plus à te la renvoyer. Je crois que cela sera plus sage. Il vaut mieux avoir le même format. D’autant plus qu’il est standard. On en trouvait beaucoup Bd St Michel. Je crois que tu n’auras pas de peine à t’en procurer une. Sinon, tant pis. Je ne peux rien commencer sur ce format. Car ce qui me préoccupe le plus c’est de classer le travail déjà fait. Si même tu peux t’en procurer davantage, garde les en réserve (4, 5, 6), ils serviront toujours. Ces sortes de cahiers sont très pratiques pour travailler, prendre des notes, transcrire. Ils ont surtout l’avantage des feuillets mobiles. Donc, l’écartement standard est indispensable. Toutes réflexions faites, je te renverrai jeudi le nouveau. Achète du papier perforé en prévision.

Bien reçu toutes tes lettres. Très gentilles. Les ai relues. Très très gentilles. Y ai pensé. Beaucoup plus gentilles qu’on pense. Ai mis une de tes photos au mur, l’autre dans ma poche. Attends les autres. Je retire souvent la photo de ma poche. Qu’est-ce que tu dirai si, dans quelque temps, très peu de temps, on se retrouvait ? Moi je trouverai cela parfaitement naturel. Je dirai (ce dont je suis sûr) qu’il y a un Dieu, pour les honnêtes gens. Et pour les autres aussi (mais ce n’est point pour les protéger, ceux-là. C’est pour leur enseigner la voie étroite, la voie terrible, le chemin du retour).

Retour de la promenade. Je me demande si je dois te parler raison, métaphysique, ou tendresse, affection et autres choses puissamment utiles. Quoique je sois maintenant dans une période d’évolution curieuse où le bonheur personnel me semble haïssable, pire qu’un nuage épais. Sais-tu que j’ai appris ici (entre autres milliers de choses) que les gros cumuli, ces nuages blancs de si jolie forme, que Baudelaire vantait tant, étaient de terribles gouffres de courants d’air, si violents qu’ils entraînaient les avions dans des remous quelquefois mortels. On y perd le contrôle de la direction et on ne sait plus si on vole la tête en haut ou en bas. En amour, c’est bien la même chose : ne pas voler dans les nuages. Danger. Seul le ciel limpide convient aux gens prudents, à moins d’être munis d’énormes quadrimoteurs de combat ; mais il me semble que Jeannette serait un peu bousculée par autant de puissance déployée. Voudrais-tu te mesurer avec mon amour quadrimoteur ? N’aurais-tu pas peur ?

Tu as l’air très gentille sur tes photos. Tu as l’air si gentille dans mes souvenirs. Mais je ne veux pas avoir de souvenirs. Dans l’instant je vis avec ta présence. Et dans le bouquet de roses de ce matin, il y avait infiniment plus que dans tous les bonheurs du passé. Tu sais que quand nous nous retrouverons, je te ferai des scènes effroyables pour ne pas m’avoir écrit plus longuement, souvent, en détail, avec minutie, pour n’avoir pas dévidé les multiples impressions talentueuses que tu dois ressentir dans ta précieuse et fine petite tête tout le long des patientes et trépidantes journées.

J’ai passé mon temps tout à l’heure, et il y a 2 jours, à médire des femmes en général et en particulier. Mes camarades m’accusent de misogynie. Il est vrai que je déteste l’actuel comportement féminin. On sent chez toutes les femmes un tel sentiment d’inimitié contre le mâle, d’agression ou de perfide coquetterie qu’on est porté à prendre un bouclier pour les aborder ou les recevoir (tout cela à propos des romans de Colette que je n’aime pas, grand écrivain détestable, poule à gigolos et à vice d’un inestimable talent de paysagiste, fille de peu, grandiose et mesquine, terriblement dépravée, une bonne nature sauvage aux fruits incomestibles, mais jolis pour les amateurs de tableaux piquants). Tu vois à quoi passent leur temps les cénobites que nous sommes. Discussions en apparence stériles, en fait pleines de substance. Car nous sommes arrivés à discerner sur quoi il faut poser le pied. Pas de planche pourrie. De bons gros amours solides.

J’avais pensé à t’écrire cette lettre à l’encre rouge —couleur de l’amour— mais j’ai réfléchi que ces sortes de symboles ne font guère sérieux. Nous n’avons pas le droit de nous prêter à de petites fantaisies qui pourraient diminuer le moins du monde le merveilleux aujourd’hui. Je ne voudrais pas bêtifier, mais j’ai cru remarquer quelquefois dans tes yeux une flamme plaisante, et si averti que je sois contre la gent féminine, j’avoue qu’elle a quelque peu entamé ma méfiance. Peut-être même (mais cela pourrait vous donner de l’orgueil) l’a-t-elle à peu près absorbée. Arriveriez-vous, petite amie, à faire de moi un homme épris, attaché à des servitudes heureuses ? Vous savez que je suis terrible si… (il n’y a pas de si… voilà que je recommence à imaginer des choses humaines, lucifériennes, des troubles, et des tromperies, et de romantiques bouleversements). À propos, ne cherche plus Vigny, ni Musset, j’ai trouvé là ce qu’il me faut. Si tu les as tant mieux. Veux-tu bien confier à ma mère la mythologie : je demanderai l’autorisation de la faire rentrer.

(Incidente : veux-tu bien me réapprovisionner en encaustique. Le petit pot a fait merveille, et nous vivons sur un parquet ciré impeccablement ; tout comme nos mentalités brillantes, pénétrées d’essences rares).

Sais-tu que je me dispenserai volontiers de t’écrire cette lettre et que j’aimerai mieux, ce jour de printemps, te prendre sur mon épaule et sentir s’agiter sous ton front de tumultueuses pensées pleines de toute la satisfaction que donne la joie d’écouter tomber les heures de la même oreille attentive. Si, dans quelque temps, je me remémore les jours passés ici, que souvenirs d’heures patientes à rêvasser, imaginer, créer, produire, que de rappels d’instants d’une beauté non fugitive, que d’impressions extraordinaires à l’approche de bouleversements intenses sublimes. On nous a condamnés à vivre l’enfer de la réprobation. Nous serons montés au ciel de la sérénité, prêts à nous inscrire sur les martyrologes qui jettent à la face du monde leurs centaines de milliers de noms connus et inconnus, s’étant dépouillés de la chair pour grimper plus vite sur les cimes réelles, marchant d’un pied ferme sur les gouffres, les abîmes pleins de dangers, les cuves à serpents [2] et d’autres attractions périssables. Et le soleil qui a percé depuis une heure (que j’écris ma tendre missive) les brumes de la plaine fresnoise vient à point rappeler à tout homme que la lumière est notre aliment le meilleur, le plus raffiné et substantiel. De temps en temps je jette un bref coup d’œil sur les frondaisons lointaines. Elles se roulent dans les reflets avec une tendre émotion.

6h. Je viens de recevoir de toi une lettre charmante, enthousiaste, pleine de sucreries et de nuances. La définition du bonheur mosaïque me semble péremptoire pour ce soir : un assemblage de petits cailloux ! Il est vrai que ce qui compte, c’est la couleur et le dessin. Nous autres, peintres à fresques, nous tacherons de placer au bon endroit la pierre quotidienne.

Quant à quitter le journalisme ou la politique, peine perdue, Mamzelle Nitouche. Autant demander à un marin de quitter la mer. Et quelles tempêtes ! Au fond, tu t’en voudrais de vivre avec un personnage plat, qui ne provoque point d’émotions. Nous ne sommes point bourgeois. Gros, gros baisers, comme tu dis.

J.

[1] Date des prochaines élections législatives. Ces élections changeront la donne au sein de l’Assemblée constituante : le MRP, perçu comme un rempart contre le marxisme et accessoirement comme un mouvement politique proche du gaullisme, arrive largement en tête (28%), suivi par le PCF qui reste stable (26%) malgré de légères pertes et par la SFIO qui enregistre une nette baisse et perd 18 sièges. Les radicaux et l’UDSR, rassemblés au sein du Rassemblement des gauches républicaines, font aussi les frais de la victoire du MRP, tandis que la droite marque la plus importante progression de ce scrutin : +25 sièges, mais elle reste marginale et particulièrement divisée (note de FGR).
[2] « La cuve à serpents » : sera le titre d’un de ses écrits dans lequel il dépeint avec force de provocation un certain nombre de « caricatures » de personnages dont il sera parfois difficile de percevoir s’il les hait ou s’il les soutient (notre de FGR).