JM à JR (Fresnes 46/06/03)

 

Lundi 3 juin 1946

Ma chérie,

Alors la France a voté [1]. Les résultats apparaissent déjà curieux. On se demande quelles vont en être les conséquences pour nous, et les « si » et les « car » courent les couloirs. Je ne t’en dis pas plus, la censure n’autorisant pas les discussions politiques. Mais dans l’ensemble, il n’apparaît pas que la situation soit pire. Bien au contraire. Les pessimistes hurlent au grave danger de deux blocs qui vont séparer les Français. Moi je dis tout doucement que le vote d’hier indique que l’Église a battu la Maçonnerie. La chrétienté contre le matérialisme, et quelques uns d’entre nous ne sont pas peu fiers d’avoir été à la tête du combat, quels que soient les coups que nous prenions aujourd’hui.

Merci pour le colis. Parfait. Bravo pour le cahier. Très utile. Les fleurs sont ravissantes. Sais-tu que j’ai encore des pensées d’il y a un mois. Elles ont toutes fleuri ces jours-ci et cinq grosses fleurs s’étalent largement, jaunes avec des barbes brunes. Il y en a encore trois autres en préparation.

Pendant que j’y pense, veux-tu demander à ma mère de ne pas oublier pour lundi

  1. du fil, si possible du fil de lin, noir.
  2. une éponge en aluminium ou paille de fer (pour nettoyer les gamelles, il y a un nom spécial pour ces sortes d’outils.
  3. A-t-elle de vieux morceaux de toile, grandeur d’un mouchoir, pour passer le café ? J’y emploie mes mouchoirs, mais cela me semble inutile. Surtout pas de passe-café, instrument beaucoup trop compliqué. Le morceau de linge suffit, à condition qu’il soit assez grands.

J’attends toujours les photos. Impatiemment. IMPATIEMMENT !! Non, avec beaucoup de patience sereine, mais je les attends.

Les roses sont magnifiques. Je voudrais être peintre. Quel luxe, ces pétales ; il n’y a de joie parfaite que dans la beauté extra-utilitaire. On devrait vivre dans les fleurs —et les chansons— la vie serait moins lourde. Il y en a que cela fait rire, cette idée d’un monde bon. On n’imagine pas cela, un monde bon. Il est vrai que celui que nous voyons avec nos yeux ne saurait l’être, par définition. Le monde de chair n’est pas bon. C’est par le sixième sens, l’intuition spirituelle, que nous arrivons à comprendre la bonté, la beauté. Et pour l’apprécier, il nous faut immédiatement oublier le monde.

Tu ne m’écris pas. Trois jours sans lettre. Méchante fille. Affreuse petite fille. Oublieuse. Indifférente. Égoïste. Les voilà bien les gens du dehors. Tout à leurs plaisirs ou leurs soucis (c’est tout comme), mais négligeant les devoirs les plus sacrés : la correspondance avec ceux qui dans leurs cellules ne pensent qu’à eux (et à beaucoup de choses) avec ténacité, persévérance, tendresse, prévenances, toutes sortes de nuances que vous ne pouvez percevoir, vous autres qui courez à droite et à gauche pour assouvir vos besoins de vous dégourdir, et amoureux de toutes les futilités.

Tu ne m’écris pas. Pas assez. Pas assez souvent. Pas assez longuement. Pas assez précisément. Tu pourrais me dire beaucoup  plus de choses, en beaucoup plus de mots, avec beaucoup plus de… enfin, beaucoup plus. Ceci parce que depuis deux jours, j’attends une lettre de toi. Trois jours. Les roses sont très jolies. Cet après-midi j’ai beaucoup de travail sur ma table. Deux livres à terminer. Un poème à copier dans mon anthologie. Je veux relire Phèdre et Bajazet d’ici ce soir. J’ai déjà commencé un gros travail sur la mythologie. Et je dois aussi deux parties d’échecs à mes camarades. Outre cela, le soin des fleurs et la vaisselle. Tu vois. Quelles journées ! Heureusement que je n’ai plus de téléphone.

Mais mon souci est autre. Le plus intime. Tu vas savoir. Dois-tu le savoir ? Voilà. On peut te confier. Il semble que… J’en suis même sûr. Tout à coup… tout à l’heure, voilà… Est-ce au milieu du papier. Non. Sur le bord de la table, à moins que ce soit sur le mur. Enfin… Peut-être dans ma main, deux yeux, deux yeux violets, deux yeux que j’ai déjà vus quelque part. Où donc ? Chez moi, dans le noir, dans le soir. Quand je commandais impérieusement à mes paupières de s’ouvrir. Deux yeux violets doux, avec des reflets dorés, sucrés, des reflets joyeux, brillants, qui disaient des tas de choses, des univers de choses, banales comme toutes les choses naturelles, mais si rares, au milieu d’un monde qui n’est point naturel. Sur le papier. Sur la table. Sur le mur. Ils roulaient. Ils brillaient. Ils parlaient et j’ai cru pouvoir saisir des poignées de cheveux blonds, des boucles d’oreilles qui se détachaient d’elles-mêmes, des poignets si fins dans mes pattes de poète-paysan. Et les yeux devenaient presque affectueux, comme le sommeil, comme la nuit douce, comme le matin printanier trop sonore. Et les yeux pleuraient aussi avec des larmes grosses comme des perles, qu’on faisait boire à des bouches avides, qu’on prenait dans sa main, sur son doigt pour les écraser, comme de mauvais rêves. Les perles, les larmes, sont des fées capricieuses. Tantôt chagrin, tantôt joie. Et puis je crois avoir revu les yeux dans le cabinet d’un juge, près d’une porte en fer, chargée de dossier. Ils contenaient tant de patience, espoir, contentement qu’on les aurait embrassés, s’il n’y avait pas eu une déesse Justice et un garde républicain. Alors, mis les yeux dans ma poche, où ils sonnent comme des grelots et joué au fou, en hurlant partout : Devinez ! Qui l’aura ! l’aura pas ! C’est à moi ! Et quoi ? Rien pour vous. Mais pour qui ? Pour celui, celui qui les aura. Voilà que mes yeux sont ôtés, bien à moi, le soir, sur la fenêtre, à côté des fleurs ; Je les mets contre le paysage d’Île de France, tout noir. Ils parlent, pendant que les œillets grandissent avec de petits cris.

Que disent-ils ? Ce n’est pas à moi de le dire. Je sais bien ce que j’ai entendu. Et je n’aurai pas l’indiscrétion de le répéter. Il ne faut pas faire rougir les fleurs, ni les yeux, ni les joues des fillettes.

Trêve de plaisanteries, de poétiques badinages, de musardines nocturnes. À chercher le soir ou le jour les elfes qui courent sur la plaine, on pourrait négliger les réalités substantielles. Parlons donc de choses véritablement précises :

J’ai vu hier Mme D. qui n’avait rien à me dire. De ce côté, il faut attendre —aussi longtemps qu’il faudra. Veux-tu voir tes amis et bien leur signifier que je suis encore moins pressé qu’hier, et qu’ils peuvent en toute tranquillité me laisser dormir jusqu’au jour J, l’heure H. Renseigne toi sur leurs intentions, et sur les délais. Je crois que de toutes façons, nous gagnons maintenant les mois en « R ». D’ici là…

Veux-tu bien

  1. voir ce qui se passe dans les milieux juridiques. Amnistie ? Nouvelles consignes ? Modération ? etc…
  2. Veux-tu surtout voir l’aviateur. Alors ? Peut-on faire quelque chose ? Ne me parle de cela qu’à mots très couverts dans les lettres, et viens me voir au parloir bientôt, en t’arrangeant avec ma mère. Viens seule, car le beau, splendide, magnifique, étourdissant Frédéric fait un boucan de tous les petits diables. Nous aurons le temps de nous apprécier tous les deux étant donné que je compte bien m’occuper fermement de cet amour de personnage. Donne moi des nouvelles sur toutes ces choses qui sont passionnantes. Je crois qu’il faut attendre beaucoup aussi des évènements internationaux.

J’a encore 377 pages à te raconter si je voulais dévider tout ce que tu dois savoir pour être assurée de… et encore, je n’aurai pas fini, car ces choses se racontent et se développent à l’infini. Et puis, tu n’as pas besoin de savoir tout, ni pour être rassurée, ni pour être comblée. Un peu suffit pour aujourd’hui, et demain on te racontera encore des choses à l’oreille. On te les raconte parce que tu es sage, parce que tu as un beau garçon, parce que tu nous envoies de jolies fleurs, parce que tu as les mains fines, parce que… c’est toi. Si tu te sens trop peu à l’aise dans la poche gauche, tu peux monter jusqu’au creux de l’épaule, mais à condition de ne pas bouger, pour ne pas déranger le monsieur qui travaille. Tais-toi, tais-toi, tais-toi. Je te regarde et je regarde aussi la vie en même temps. Il ne faut pas faire bouger 36 mondes à la fois. Plus tu te tais, plus je t’écoute penser. C’est très bien. Continue. Tu peux penser cela. Et encore ceci. Et aussi cela. C’est très très bien. Pas de doute, les femmes touchent de très près la vérité avec leur cœur. Tu as beaucoup de cœur.

Alors, on t’embrasse. Tu veux bien qu’on t’embrasse ? Si gentiment ? Tes roses sont très jolies. Tes yeux aussi. Je voudrais être peintre. Pour peindre tes yeux. Tu ne m’écris pas. Méchante fille. Égoïste. Indifférente. Ne secouons pas la poche gauche. Pas fragile, mais laisser reposer pour voir clair à travers les yeux. Bonjour.

J.

[1] Les élections législatives se sont déroulées le 2 juin. Elles changent la donne au sein de l’Assemblée constituante : le MRP, perçu comme un rempart contre le marxisme et accessoirement comme un mouvement politique proche du gaullisme, arrive largement en tête, suivi par le PCF qui reste stable malgré de légères pertes et par la SFIO qui enregistre une nette baisse et perd 18 sièges. Les radicaux et l’UDSR, rassemblés au sein du Rassemblement des gauches républicaines, font aussi les frais de la victoire du MRP, tandis que la droite marque la plus importante progression de ce scrutin : +25 sièges, mais elle reste marginale et particulièrement divisée (note de FGR).