JM à JR (Fresnes 46/05/27)

 

Lundi 27 mai 1946

Ma chérie,

Bien reçu lettre, colis. Tout parfait. Plus que parfait. Merci, merci. Et d’abord, avant les effusions, les recommandations :

Peux-tu dire à ma mère

  1. de ne pas oublier des gants de toilette solides. Un gant par semaine. Qu’elle en fabrique, ou qu’elle en achète.
  2. Pour l’instant, plus de méta. J’en ai une provision qui peut durer une semaine. Tu reprendras la livraison la semaine suivante. Une boîte par semaine seulement.
  3. Inutile d’envoyer de l’encre. On en achète ici.
  4. Pris bonne note pour les cahiers standard
  5. As-tu des nouvelles de Flo ? et de l’aviateur ? Je crois qu’après les élections il va falloir bouger.

J’attends toujours les photos espérées. En attendant je me repais de celles qui sont sur mon mur. Il est contraire aux principes métaphysiques sains d’éprouver de l’intérêt pour une personne  humaine, mais ce n’est point à la personne physique que va notre sentiment et, à travers l’écorce terrestre, on sent palpiter un esprit tout réceptif prêt à s’enthousiasmer pour des causes grandioses, des éternités valables, des voyages supra-sensoriels. Il faut bien que nous regardions la vie de l’amour à travers l’éclat des yeux. Et puis, quand la personne est gaie, joyeuse, pleine de vie, elle fait plaisir à se montrer gesticulante, dans tous ses appas, avec tous ses charmes. Veux-tu bien penser à égayer la vie du prisonnier avec des images heureuses.

Les fleurs sont ravissantes. Il pousse aussi sur ma fenêtre des tas de bégonias, d’œillets. Je m’extasie sur des herbes dont je vois grandir à vue d’œil l’infime brin vert. Déjà prémices de mon champ de blé du Canada. Si j »élevais des souris blanches ? J’y prendrai le goût des grands troupeaux d’Amérique du Sud. Je suis stupéfait de voir s’ouvrir depuis huit jours une feuille de bégonia. Comment imaginer que tant de merveilles pouvaient s’enclore dans un oignon. On se rattache à la vie bien plus par les plantes que par les hommes. Au moins celles-là ne pensent qu’à leur plein épanouissement, en toute beauté.

J’ai vu un de mes camarades d’étage qui est spécialiste d’examens graphologiques. Il m’a dit de fort bonnes choses (très sincèrement, très étonnant ce type, un remarquable don de divination). Pour le caractère on peut vérifier. Mais pour l’avenir ? Le fait qu’il ne se trompe pas quant à l’examen psychologique prouve-t-il sa compétence en matière d’investigation occulte ? Il m’a prédit que je vivrai jusqu’à 91 ans. Tu vois que nous avons le temps d’avoir des enfants. Comme le premier est très réussi, il inaugure une longue et florissante série de filles, garçons et androgynes bien bâtis.

Pourquoi tes cheveux blonds paraissent-ils plus foncés sur la photo ?

Le ciel est très beau aujourd’hui. Mouvementé. Course aux nuages. Des avions rodent, mordent le silence. Une voiture de la M.P. a hurlé sur la route tout à l’heure comme pour appeler au secours. Tout un monde devant nos fenêtres, et plus encore devant nos yeux quand nous les fermons. Ce n’est point de l’imagination que de voir si précisément tant d’images se heurtant, s’enchevêtrant, se groupant, s’associant ou se déchirant. Le monde est comme le ciel, boursoufflé de courants d’air, ou bien d’un calme chaleureux, ou grisaillé sous la pluie, ou ravagé de tonnerres. Il n’y a que les bourgeois qui ne sortent pas par gros temps. Et les prisonniers.

Crois-tu que nous soyons vraiment prisonnier ? Celui qui s’enferme dans son désespoir, qui se sent limité par les barreaux, comme par les affres de la chair, les soucis du monde, les supplices infernaux de la vie commode, celui-là et prisonnier de son propre rêve. Il gémit dans le feu de l’impuissance. Mais celui pour qui ces songes ne sont que des nuées passagères, qui distingue déjà, à travers les sombres mensonges de l’existence mortelle la réalité transcendante, qui sait que les pleurs se consolent avec le sourire d’une pureté autrement éblouissante que toutes les jouissances mondaines, que le sacrifice de quelques pauvretés vaines conduit à la toute puissance, à la révélation des richesses infinies, qui voit à travers la nuit le point lumineux, le soleil total grandir démesurément et s’approcher de son espérance, qui a confiance parce qu’il sait, qui a la patience parce que rien ne manque à son bonheur qui est de comprendre la vie dans toutes ses manifestations, qui est certain, absolument certain, que rien ne saurait lui manquer de ce qui est réellement la joie de vivre, celui-là n’est prisonnier de rien ni de personne, il est libre immensément, il domine les évènements et les hommes. Voilà pour le couplet liberté.

Comme te voilà convaincue maintenant que je suis ici le plus heureux du monde. Aurais-tu cru que le but naturel d’un écrivain politique était la prison ? L’expérience en sera à coup sûr bénéficiaire. On y apprend tout ce que la vie du dehors ne peut vous faire connaître : la ténacité, la volonté, la droiture, le sens de la manœuvre, la philosophie, la  tolérance, l’énergie, l’ambition vraie, le désintéressement. Fichtre ! Le jour où je rentrerai à nouveau dans la bagarre au dehors, je serai mille fois plus aimé. Nous parlions tout à l’heure des Chevaliers de la Table Ronde qui tenaient tout leur courage de l’obligation où ils étaient de rechercher le Saint Graal. Voilà comme nous sommes. Plus haut que la vie et la mort, lancés dans une aventure où l’on ne risque plus de périr, car les flèches de Démogorgon [1] ne peuvent plus atteindre notre talon. Après avoir traversé les Enfers, nous abordons les Champs-Élysées où, contrairement à ce que l’on croit, ne parviennent que ceux qui ont vaincu la Mort, cette fille du Chaos et de la Nuit.

Te sentirais-tu disposée à être la femme d’un Jupiter qui passerait la majeur partie de son temps à astiquer ses foudres ? Il y a dans l’existence de ce Dieu de curieux problèmes. Voilà que le paganisme me tente. Heureusement que l’humilité nous commande d’en dénoncer le clinquant.

Je ne veux pas t’embrasser pour céder à un geste instinctif de mâle amoureux, mais avec réserves, contemplation, paix, adoration, tendresse, en prêtre plus qu’en amant, en poète plus qu’en fougueux animal, en peintre plus qu’en virtuose des mots tendres. Et j’exige ta prose pour contenter ma faim.

À bientôt te lire, petite chérie aux yeux violets, grande chérie aux lèvres humides. Embrasse le blondin.

J.

[1] Démogorgon : Être symbolique créateur du ciel et de la terre ; il habite le centre du monde avec l’Éternité et le Chaos