JM à JR (Fresnes 46/07/22)

 

Lundi 22 juillet 1946

Ma Jeannette chérie,

Comment ne pas aimer les Barreaux d’… ?! Si simples, si clairs à comprendre. La poésie pure ne vous touche donc pas, mamzelle, pour que vous ne sentiez point le souffle éloquent qui anime les mots, la pensée profonde qui articule les alexandrins ou les petits vers octosyllabiques et les ordonne en musique. Ils sont enfantins mes vers, faits pour les tout petits bébés. Et Jeannette est un tout petit enfant qui peut comprendre ces babioles. Il suffit d’écouter le rythme des idées et des sonorités verbales.

Je te dis tout cela pour t’encourager à travailler, dans l’espoir qu’une incitation véhémente te précipitera vers ta machine et que tu trouveras dans cette euphorie poétique une distraction, et plus encore, un contact plus intime encore, si possible.

Alors, toi aussi tu as des souvenirs ? Mais, devons-nous regarder en arrière ? On risque d’éveiller en soi le continuel regret des heures douces, qu’on voudrait pouvoir ranimer de sa seule parole. Regarder trop en avant ? Nous en devenons impatients ? Alors, ne vaut-il pas mieux tirer du présent tout ce qu’il comporte d’enseignements, de véritable bonheur (car c’est comprendre la vie qui nous donne la seule satisfaction souhaitable – et quelque fois l’épreuve nous approche davantage de la sérénité que les joies faciles des enthousiasmes délirants). N’empêche que le jour où nous retrouverons l’usage de notre liberté physique nous sera doublement cher. Parce qu’il prouvera que le pays est gangréné par d’autres arguments que la haine, et parce que nous pourrons retrouver les êtres qui nous sont chers et les assurer de nos caresses non point symboliques, mais de la plus extrême tendresse.

Que te faudrait-il à toi, petite fille si calme, et si disposée à te blottir au creux d’une épaule ? Simplement les mots ou le silence nécessaires pour que passe le vent de douceur qui monte des soirées printanières. Quelques vers ? Ou plus de phrases ? Le feu de bois ? L’extinction de la lampe ? Le récit des beaux voyages dans le noir ? Les belles histoires qu’on raconte aux enfants, où les animaux sont bons, les forêts magiques, les sorciers vaincus par les anges, et les rois les serviteurs de Dieu, où les palais sont enchantés et les chevaliers toujours prêts à combattre, comme les troubadours à gratter de la guitare, et où les pucerons parlent, les oiseaux conduisent à des grottes féériques, les serpents sont les amis des hommes. Il y avait dans la phraséologie moyenâgeuse de quoi construire un monde extraordinaire de merveilleuses légendes. Que nous sommes pauvres avec notre siècle de machines, nous qui avons besoin de bois, d’acier, de matière pour voler, de portes pour passer ) travers les murs, de téléphones pour parler à l’oreille de notre amour.

Car c’est bien de notre amour dont il s’agit. Allô, Diderot [1] ???

Notre amour n’est pas un mythe, c’est une tête blonde, toute fraiche, avec des yeux câlins qui se donnent en toute ingénuité confiante. Notre amour n’est pas une négation. Il répond toujours oui ! Il est toujours prêt, présent. Il accomplit toutes choses avec spontanéité. Notre amour rit toujours, est toujours joyeux, toujours patient, jamais inquiet, ne doute jamais. Notre amour est la plus heureuse des petites femmes qui ne dit rien pour que les paroles n’enlèvent pas au moment présent un peu de sa substance, mais qui concentre toute son attention à savourer tout le ciel qui éclate quand elle presse sa tempe contre le front de celui qu’elle aime. Notre amour, ce sont des dents qui rient, un gros enfant blond qui court, un sommeil régulier, une détente bienheureuse après l’assaut des mots passionnés. Notre amour est bâti à chaux et sable, car il est fait de dévouement et de compréhension paisible. Notre amour élimine tout mal. Il est tout pur comme une phrase de musique. Il ne cesse jamais. Voilà que je te fais entrer dans le sentier que tu voulais, que j’y mets ton pied assuré et ferme, que l’un après l’autre tu cherches le coin où la terre ne tremble pas, qu’il te faut te tenir debout dans l’affection pure sans autre secours que celui du sentiment qui l’anime. Crois-tu bien que ce soit un travail rude et quotidien que d’aimer, pénétrant et courageux. IL faut tant lutter pour vaincre tout ce qui s’oppose, tout ce qui sème contre l’amour, les jalousies, les mesquineries, le temps, les petitesses, le monde entier. Et pourtant, ce geste du cœur, cet épanouissement du sentiment divin de la vie est la seule voie. C’est là où l’homme vit, prospère. C’est la où il peut grandir, ne jamais vieillir, mais renaître indéfiniment des cendres de la passion éphémère. Heureux qui peut dire mon amour, se réclamer de lui, affirmer qu’il aime, savoir pourquoi, se révéler comme un amant, comme un maître dans le bonheur de donner, accorder la priorité à la joie, au dévouement humble, au respect, à la reconnaissance envers l’affection d’autrui.

Tu as raison de conserver l’Officiel dont tu m’as parlé : veux-tu te procurer celui où Frédéric Dupont a prononcé son discours. Tu les confieras à F. pour que je puisse les consulter pour ma défense. Il y a sans doute des coïncidences.

Merci pour les recettes de cuisine. J’ai très bien réussi le riz, la morue et le tapioca. Les colis sont toujours parfaits. J’attends celui de tour à l’heure pour terminer ma lettre. Mais tu sais bien qu’elle n’est jamais terminée. Cette longue chaîne de mots hebdomadaire conduit à bien des tendresses futures. Et, si quelquefois nous redisons les mêmes, c’est que le cœur n’a pas changé. Puisque nous pensons la même chose, il faut dire et redire la même chose, avec de meilleures intonations, en perfectionnant le doigté, avec des inflexions plus douces, en ramassant davantage la valeur de ses termes, en faisant qu’ils soient plus brûlants ou plus calmes, plus tendres ou plus affermis. Et je m’en voudrais de te distribuer des baisers dans l’oreille si je n’avais pas préparé ces effusions par des invitations raffinées.

J’écris immédiatement avec le nouveau porte-plume. Excellent, lourd, bien en main, propres. Tout à fait ce qu’il fallait. Dis à ma mère –qui s’en plaint aujourd’hui– que je fais mon possible pour lui épargner ses torchons, mais quand elle me donne des toiles si usagées qu’elles se déchirent au premier coup sur la gamelle, je ne puis faire mieux. Comme je n’ai pas le loisir de les changer tous les jours, un torchon fait huit jours. Or nous avons beaucoup de vaisselle, car nous buvons beaucoup, thé, café, chocolat. Et cela nécessite à chaque fois grand déploiement d’huile de coude. Merci pour le colis. Il est parfait. J’apprécie tout avec infiniment de reconnaissance. Mes roses sont déjà dans leur eau, et tous les petits paquets défaits, rangés, mis en place.

Que te dirai-je de plus pour cette semaine ? Je sais bien que tu préférerai que je ne t’écrive point et que je remplace mes pattes de mouche par ce que tu appelles de véritables baisers. Ce que tu appelles ? Ce que tout le monde appelle. Et bien tâchons de trouver dès aujourd’hui le véritable baiser, la tendresse qui passe à travers les murs. Ce n’est pas une tension passionnelle, un désir impétueux qui souffre si on ne le satisfait pas selon son mode. C’est beaucoup plus une détente, une confiance, un gout de vivre, une mutuelle compréhension, un accord parfait à quoi la chair n’ajoute rien (au contraire), un sens intime et profond de l’harmonie, une juste appréciation des droits, des devoirs, de sentiments de chacun. Dès maintenant il y a déjà cela qui est mieux que tout et qui pour aujourd’hui doit t’apaiser, te consoler, te satisfaire, nous consoler, nous apaiser. Car l’amour créateur n’exige pas de nous des contacts et des ruptures, des présences ou des éloignements, mais Sa présence et Sa patience. Je t’embrasse fillette comme je t’aime.

J.

PS. Envoie moi un peu de papier perforé.

[1] Rappelons qu’à cette époque les numéros de téléphone parisiens commençait tous par trois lettres (puis 4 chiffres) qui représentaient le nom du standard (DID pour Diderot, PAS pour Passy, CAR pour Carnot…). Le numéro de téléphone de Jeanne Roux, qui avait la chance d’être alors une des rares personnes privées parisiennes à avoir le téléphone, était DID 31 79, qui est devenu 343 31 79 en perdant son côté littéraire ou historique. Les claviers avaient des lettres et des chiffres ; ils ont un instant perdu leurs lettres puis les ont retrouvées avec le temps des SMS. Mon numéro de la rue Érard, quand il était encore à 7 chiffres était le 345 03 18 ; je lui ai inventé un standard « Églantine » et en ai fait le bucolique «  Églantine 03 18 », sauf que nombre de mes correspondants n’avaient plus de cadrans avec des lettres. Mais tout ça, c’est du passé lointain, les chiffres ont pris le dessus, et pour être appelé du monde entier, « Églantine 03 18 » est devenu « 33 1 43 45 03 18 ». Fini la poésie (note de FGR)