JM à JR (Fresnes 46/07/28)

 

Dimanche 28 juillet 1946

Petite Jeannette chérie,

Tu vois qu’on ne t’écrit point à la dernière minute, mais que dès dimanche nous prenons souci de ta présence constante, dans les souvenirs et sur les photos, dans l’idée qu’on se fait d’ici du boulevard Diderot, et dans l’imagination que nous avons du coin du Jardin des Plantes où tu dois avoir passé l’après-midi à regarder galoper monsieur ton fils et à l’empêcher de barboter dans les massifs et d’ouvrir les géraniums avec ses doigts. Nous sentons cela de loin nous autres, mages de la prescience, médiums superfins qui, d’un simple coup de nez intuitif hume à travers l’espace les circonvolutions des personnes que nous chérissons.. Voici qui sent la faiblesse païenne. Devrait-on chérir des personnes plus que d’autres – ou même tout court, et la plus haute mission de l’homme n’est-elle pas d’aimer davantage la réalité individuelle sous-jacente de son prochain plutôt que la forme éphémère de la personne humaine qui flatte les sens. Que voilà un reproche subtil. À se perdre ainsi dans les méandres du doute métaphysique on enterrerait sa spontanéité affectueuse. Et s’il me plait, à moi, d’embrasser Jeannette derrière l’oreille. Mets ta tête blonde sur mon sacré oreiller d’épaule câline ; ferme les yeux ; n’écoute plus le chant des oiseaux, mais le moment qui passe avec lenteur. Sois sage et tais-toi, qu’on s’entende parler. Tu n’imagines pas ce que les bruits humains peuvent distraire en nous de musiques profondes. Les plus grands artistes, les meilleurs penseurs, sont ceux qui sont capables d’éprouver en eux-mêmes le calme absolu – même pas les rides de la passion – même pas le sourire de l’indulgence. Non ; cette « immobilité de mouvement » ( !) qui est la caractéristique de la vie éternelle. Ferme les yeux te dis-je. Il ne faut jamais regarder les secrets défendus. C’est pour avoir mangé la pomme qu’Ève a été punie, et il arrive des accidents très graves aux petites femmes désobéissantes. Elles se changent en statues de sel. Sodome et Gomorrhe ne sont pas loin. Tu n’aimerais pas être changée ainsi. Il est vrai que le sel porte bonheur. J’ai un camarade qui en met dans toutes ses poches, par ordre de sa sœur, compétente en la matière.

Tout à l’heure, par la fenêtre nous avons vu une fête communiste sur le stade. Pourquoi « communiste » ? C’était un match sportif quelconque. Mais on avait tissé sur les hommes en maillot le drapeau à faucille. Je ne vois pas la raison ! Le sport est une chose, la politique une autre. Il est vrai qu’on a toujours tort de s’étonner de tout.

Ma grande préoccupation est de chasser de minuscules petites chenilles qui ont le culot de manger par le dessous les feuilles de mon bégonia blanc. La mort a châtié ces imprudentes. Pas de parasites dans une société bien organisée (c’est pour avoir énoncé ce principe que nous avons actuellement des ennuis). Ce dimanche a été marqué également par une distribution de tomates, la floraison de trois pétunias violets ou mauves, de trois gueules de loup citron et le développement d’un double pétunia rose d’une abondance particulièrement riche de dentelures.

Pendant que j’y suis, je décroche du mur ma feuille pense-bête. Veux-tu bien

  1. rappeler à ma mère qu’il convient de mettre 500 F par mois sur mon compte. Voilà longtemps que je n’ai rien reçu. Il faut y penser. Qu’elle s’arrange de la façon qu’il faut.
  2. Peux-tu m’envoyer une boîte étui ronde petit modèle pour le savon dentifrice reçu.
  3. itou du sparadrap de 3 cm de large sur 1 m de long pour raccommoder le dos de mes reliures de cahier.
  4. Veux-tu voir si dans la petite collection des meilleurs livres tu peux trouver : 219 (Les ChoéphoresLes Euménides [1]), 282 (Les Suppliantes), 328 à 331 (Histoire Universelle de Bossuet), 175 (Alceste).
  5. Vérifie si dans les 177, 178 et 321 (œuvres de Nerval), il n’y a pas de poèmes. S’ils y sont inclus envoie moi le bouquin qui les contient. De même La Marie de Brizeux [2] (n° 320) n’est-elle pas un poème (ou je confond avec une pièce de théâtre).

Voilà. As-tu pensé aux traités de bridge et d’échecs ? Si possible et sans dépenser d’argent. Les colis sont parfaits, parfaits… Les lettres aussi. Mais tu ne me dis rien dedans ! Rien du tout ! Rien de rien ! Il est vrai que je me contente tellement de ce que tu ne me dis pas. Alors, ne le dis pas. Garde le très secret, comme ces choses précieuses qui ne doivent jamais voir la lumière du jour de peur d’être brûlées, ternies, mais qu’on sort en cachette à la nuit, à l’ombre, entre intimes pour en admirer les couleurs, pour s’imprégner du merveilleux dessin des contours et des formes. Laisse ce sanctuaire à l’abri des descriptions de ta plume. Que le Dieu qui l’habite décide lui-même de sa pénombre, de ses comportements diurnes ou nocturnes, de la façon dont il montrera le bout de son nez, l’éclat de ses dents, dont il poussera son cri de guerre, ou son chant d’amour après le coucher du soleil épuisant, quand la terre a besoin d’être baignée par l’harmonie et le repos. Ma douce, tu es trop gentille. On t’aime bien. On te le dit. On ne te dit pas tout non plus. Comme les gros icebergs qui sont énormes au-dessus de la mer, il y a encore beaucoup plus de masse à l’intérieur de l’eau. C’est énorme un amour flottant. Et à l’encontre dudit glaçon, ça ne fond pas. Au contraire, plus on tourne autour, plus l’objet grossit.

Il ne faut pas penser avec l’assiduité que tu me dis à des souvenirs ou des images telles que tu en soies toute paresseuse ou obsédée par l’absence. Je sais bien, mamzelle, qu’il est plus plaisant de se livrer à la douceur de ses méditations poétiques ou sentimentales plutôt que de travailler, par exemple, à certains B. d’Or qui attendent désespérément qu’on veuille bien les inscrire sur des feuilles pures pour la postérité et l’édification des générations futures. Je sais bien qu’il y a des images qui font battre le cœur. Je le sais trop. Mais il ne faut point le faire battre à vide, et la patience d’attendre nous apportera plus de joie que des envols stériles. On tachera de te rendre heureuse pour ce que tu demandes. Puisque tu tiens aux filles, nous allons dénicher le chou qui te l’apportera. Et si c’était encore un garçon ? Seulement, je crois qu’avant de penser à fonder cette puissante famille, il faudra s’occuper de trouver un pays plus hospitalier et moins ravagé par les armées mondiales. Un champ de bataille n’est pas l’endroit de tout repos où élever tout un petit monde qui a besoin de paix et de sécurité. De même, la société d’ici n’offre guère de garanties pour un homme d’action dont le travail d’organisateur a besoin de ne pas être freiné par les multiples obstacles d’une bureaucratie parasitaire. Nous chercherons donc là où il le faut les conditions de l’harmonie pour que celle que nous portons en nous puisse s’y développer par affinité.

Lis-tu quelque fois les journaux ? Que dit la presse suisse ? Et l’américaine ? Que disent les revues mensuelles ? Suis avec attention France-Amérique, éditée à Bruxelles. Pour quelles raisons Paroles Françaises a-t-elle cessé de paraître ? (Excuse toutes les taches de ma lettre. Imagine toi que ce sont des marques d’affection supplémentaires).

Lundi.

Ce matin je me suis réveillé difficilement ayant été long à m’endormir et pensé à trop de choses où, entre autres affections chères (les roses, les gueules de loup, les pétunias doubles), tu étais mêlée. Le colis est parfait, la brosse excellente. Veux-tu demander à ma mère, si elle ne trouve pas de beurre, de me mettre un peu de margarine. Cela peut suffire pour faire sauter quelques œufs. Un de mes camarades m’en avait laissé une boîte qui était de la margarine canadienne. Elle a l’avantage de se conserver indéfiniment, même ouverte, et cela sert à dépanner quand on manque de lubrifiant. Vois cela, mais si possible, sinon, ne vous tourmentez en rien. Tout va bien, très très, très bien.

Pour mon affaire, je n’y pense point. Tout cela me paraît très lointain. Les événements qui s’approchent vont tant dépasser en ampleur ceux que nous avons vécus que nos petites inquiétudes d’hier et d’aujourd’hui apparaîtront comme jeux d’enfants. Je crois que l’orage mondial sera à la hauteur (proportionnellement parlant) des explosions de Bikini [3].

Voilà pour cette semaine toutes nos impressions, nos effusions, nos sentiments quotidiens. Bonne semaine puisque tant de fleurs et de sentiments secrets ont fleuri, et puisque nous gardons, à travers les remous ou bien le calme inquiétant d’avant la tempête, l’intelligence de lever la tête plus haut que les apparences de fausse paix, de sécurité hypocrite ou de prison… si provisoire. Tu verras combien nous avions raison d’espérer, de patienter, de prédire…  À bientôt te voir. Dis à ma mère ceci : Comme mon fils ne m’a pas écrit depuis son départ, je le prive de visite de jeudi prochain. Dis le lui officiellement, et qu’elle le lui fasse savoir. Je lui défends de venir jeudi, et c’est toi qui viendras. Arrange cela avec elle, je te prie. C’est très sérieux. Elle n’a qu’à dire à l’enfant ce que j’ai décidé. Affectueusement. Mes grands, gros, gros, grands, très gros baisers.

J.

[1] Les Choéphores, Les Euménides et Les Suppliantes sont des pièces d’Eschyle. Les Choéphores (« Les Verseuses de libations ») et les Euménides (« les Bienveillantes ») d’Eschyle sont deux pièces qui appartiennent à une trilogie, l’Orestie, jouée en 458 av.JC, et font suite à l’Agamemnon. Elles font suite aux conséquences d’un désastre primordial : l’assassinat du roi Agamemnon par sa femme Clytemnestre. Cette scène primitive est toujours présente et ne cesse d’être rappelée à la mémoire : dans les Choéphores, elle hante les enfants, Oreste et Électre, qui pour venger leur père ont résolu de tuer leur mère, et dans les Euménides, les dieux mettent en balance le meurtre de l’époux par l’épouse avec le matricide. (Note de FGR)
[2] Marie : premier roman (1836) d’Auguste Brizeux (1803-1858) où il se remémore son enfance et ses amours dans la campagne bretonne (note de FGR)
[3] L’atoll de Bikini, dans les îles Marshall fut le théâtre d’essais d’armes atomiques menés par les États-Unis, à partir du 1er juillet 1946, Il s’agissait des premiers essais atomiques depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. (note de FGR)