Lundi 9 septembre 1946
Ma chérie,
Jeannette toute chérie,
Tu ne m’as pas beaucoup écrit cette semaine. Un petit mot mercredi, une lettre jeudi. Il est vrai qu’elle est substantielle. Elle contient tant d’affections, d’affinités, voire de sentiments inexprimés sous des attentions charmantes et puériles qu’elle suffit largement à mon bonheur de la semaine. Car j’ai besoin, petite fille, d’avoir de grands yeux très brûlants, très profonds, très loyaux où je puisse boire à souhait toute la sincérité, la tendresse qu’on veut bien me donner sans arrière pensée, et tu ne me refuses pas – loin de là – ce verre d’eau inappréciable. J’ai pensé souvent que c’était moi, et non plus toi, qui m’endormais sur ton épaule tiède et que là, on y trouvait le repos d’un cœur assoiffé de douceur. Il faut bien que de temps à autre, la lutte cesse en nous pour que vienne l’émotion de se dire tout bas ce qui ne peut être perçu par les oreilles humaines. Il faut bien croire à la puissance heureuse et secrète de l’amour qui lie les uns et les autres selon sa loi – ou les délie – et les élève au plein de sa grâce. Il est merveilleux de savoir que souvent la récompense de tous nos efforts, nos souffrances, nos élans, nos pertes apparentes s’exprime par un inépuisable regain de tendresse humaine et que nous recevons mille fois ce que nous avons donné. Je placerai donc encore l’or pur de ma confiance de ce côté-là. Ouvre ta main. J’y déposerai un lourd secret. Referme-la et ne le laisse point envoler. Il est pour toi.
J’ai déjà reçu le colis que j’ai été chercher ce matin, et, pétale après pétale, j’ai dépouillé toutes les paroles que tu avais mises dans les roses et les anémones. J’ai trouvé tout ; muni de cela, j’ai pensé, pendant tout le temps précieux qu’elles prenaient toute leur place, combien tu m’étais précieuse, et quels pas tu avais fait en mois depuis deux ans. L’épreuve rapproche ou éloigne. Elle fait la séparation nette entre ceux qui sont vos amis de toujours et ceux qui ne s’attachent que par intérêt ou caprice. Crois bien qu’aucun effort n’est perdu, aucune de nos meilleures intentions ne reste sans sa bénédiction ; son succès est assuré, quel que soit le retard qu’on croit y apercevoir. Il n’y a pas de désir pur qui ne soit pas soutenu par l’infini, qu’on appelle la Providence, qu’on décorera de tous les noms qu’on voudra et qui existe pour que les enfants qui comme nous marchent droit sous sa loi, soient heureux, tranquilles, capables d’unir leurs efforts, puissent se retrouver en toute sérénité.
Petite compagne, tu mets trop de choses coûteuses dans les colis et je te défends de te priver le moins du monde ou de faire des folies qui grèvent ton budget. Il faut être raisonnable. Je suis, moi, qui devant mon mur, pense à toi dans les livres. Crois que tu m’apportes beaucoup, disons tout, avec ta tendresse et que même s’il n’y avait que les mots que tu dis, que les pensées que je sens, cela suffirait. Téléphone à ma mère pour la remercier aussi. C’est la meilleure des mamans. Elle a toujours été d’un admirable dévouement. Il faut lui dire que je le sais et que je l’aime davantage. Si je pouvais vous prendre à toutes vos soucis entre mes doigts et les faire disparaître dans leur néant. Peut-être est-ce possible. Nous allons le tenter.
Est-ce que tu as des soucis quand tu es contre mon épaule ? Est-ce que tu as peur quand tu viens me voir dans la cage et que je te dis avoir confiance (non pas dans nos ennemis, ou dans la générosité des hommes – l’expérience aura appris à nous méfier – mais dans l’obligation où en est l’erreur actuelle qui prétend dominer, régenter, tuer. Tyran hier, implora demain la protection du ciel pour sauver ces crimes. Pour moi que j’ai assez vu d’horreurs pour me complaire désormais dans la moindre violence. Si les loups veulent se déchirer entre eux, je n’arriverais qu’après la bataille, pour récupérer les peaux des assaillants et les montrer du doigt à nos petits-enfants. Voilà ce qu’il advient des méchantes langues. Soyez doux comme des moutons et faites attention qu’on ne vous mange pas.
(Pendant 2 colis ne met plus d’ersatz de café. Nous en avons provisions. Après tu recommenceras).
J’ai reçu visite de Mme D. J’espère qu’elle fera ce que je lui ai dit. Jeudi, je te dirai beaucoup de choses à ce sujet, et d’autres. Tu me donneras conseil, car il y aura sans doute une manœuvre à faire bientôt, si toutefois d’ici là, rien ne s’est passé sur le plan international. Il s’agit de savoir combien de temps on doit encore gagner. C’est tout. Pour le reste, tout est déjà arrangé, j’en suis sûr. On sera étonné de la rapidité des solutions. Pense aussi à me demander des indications pour les poèmes. Il faudra préparer quelque chose pour un éventuel dossier.
J’ai interrompu ma lettre une heure pour corriger des vers. Tu n’imagines pas le succès qu’ils ont. J’en suis le premier surpris, et content, parce que je crois avoir évité l’inspiration personnelle et obéi à des lois générales. Le mérite ne m’en revient pas, mais au principe de poésie pure, qui agit à son gré quand le traducteur (le récepteur, le poète) est suffisamment souple, attentif, débarrassé de tout préjugé égoïste, et inharmonieux. Comme en musique, comme en peinture, comme en politique, comme en amour, il faut toujours obéir. Es-tu obéissante ? Humble ? Décidée à ne jamais te lasser ? À ne jamais craindre ? À toujours admettre le meilleur point de vue, le plus élevé, le plus large ? À ne jamais céder à tes fantaisies personnelles ? À ne jamais exiger, mais donner toujours ? À ne jamais tomber dans la jalousie ? Ni l’indifférence ? Ni l’assiduité fastidieuse ? Ni la négligence ? Ni l’inconvenance ? Ni le formalisme ? À n’admettre rien qui ne soit parfait, transmuté, recuit par l’expérience ? À sublimer la beauté des gestes simples ? À simplifier les grands élans ? À rejeter toute ruse ? Toute velléité hypocrite ? Toute brutale interjection ? Toute animalité pesante ? Toute intellectualité surfaite ? Obéir ! Obéir ! Voilà de quoi travailler toute une vie occupée à se chercher, trouver la vérité, le sens de l’existence heureuse. Le bonheur n’est pas de se regarder dans les yeux en roulant des rêves blancs, mais d’apercevoir le bout de la route à travers les murs, les plus gros qui soient.
J’espère – ah oui, j’espère ! – recevoir une lettre de toi ce soir. Sinon je regarderai ta photo. Je penserai à toi. Je penserai à nous. En arrière, en avant, maintenant. Je t’imaginerai cueillant des fleurs dans le jardin. Bien plus, je viendrai derrière toi sans que tu t’en doutes, dans la salle à manger et je te regarderai lire, et je t’écouterai ne rien dire ! et je ferai du bruit jusqu’à ce que tu sentes qu’il y a quelqu’un, et que ce quelqu’un n’est autre que moi. Et tu serais si contente que tu n’oseras pas bouger. Et alors seulement, mais seulement là, je t’embrasserai.
Les roses penchent – lourdes de secret. Je vais leur couper les pattes tout à l’heure pour qu’elles disent tout. Si tu mettais ta robe du dimanche et tes souliers dorés, nous irions faire un tour à Robinson, que je vois de ma fenêtre. Déjeuner dans l’arbre, pensez aux grisettes et aux Rodolphe, dîner aux lampions, jouer à la balançoire et se promener dans la forêt en se tenant par le petit doigt et en se disant des choses banales : regarde le ver de terre, oh ! La belle mousse sur le vieux chêne ! Les nuages sont blancs, jaunes, gris ! Ils ont l’air de poissons ! Non ! De paquets ! Non de ouate ! Ils sont très polis, très laids ! Un écureuil ! Quand il y aura des noisettes ? L’année dernière ! L’année prochaine ! Les aiguilles de pin craqueraient sous les souliers. Le soleil bas inviterait les cors de chasse à sonner lugubrement des bêtises qui font péter les veines du cou aux musiciens. Les routes bitumées apparaîtraient maussades parce qu’elles n’ont pas d’imprévu, et elles le savent bien, les jalouses, les furieuses. Oh ! Les petits sentiers dans les sous-bois. Tu époussetterais ta robe toute pleine de brindilles d’herbe, et regretterais beaucoup de n’avoir pas de poudre pour sécher tes joues chaudes et tu ferais des moues et des sourires à cause des battements de cœur. S’il va plus vite, c’est qu’il est content. S’il va plus lentement, c’est qu’il attend qu’on le flatte, qu’on le pénètre, qu’on le fasse courir. Et tu brosserais mon veston où tu aurais laissé des cheveux, et de la poudre, et du rouge sur mon col, et je te raconterais n’importe quoi avec des grands gestes de main vers le ciel, les arbres, la ville lointaine, ou nous… Tu es si petite, si légère, qu’on peut te porter d’un souffle, courir en t’enlevant jusqu’au prochain village et nous ne penserions à rien d’autre qu’à nous, c’est-à-dire à tout ce qu’il faut pour oublier et tout ce qu’il faut connaître encore. Et pour ne pas être égoïstes, nous déciderions d’avoir beaucoup d’enfants, dans un grand pays, très loin, où les hommes sont doux. Alors, la première étoile consentira à se lever, que personne ne regarde plus, parce que les hommes ont perdu le goût d’eux-mêmes. Ils sont amoureux de leurs machines, de leurs sauvageries, de leurs vices.
Le soir, une fois rentré, je ferai des poèmes complètement incompréhensibles, sauf pour celui qui sait lire à l’envers – c’est-à-dire dans le sens qu’il faut pour comprendre d’où on vient, où l’on va, ce qu’il faut faire pour être sage. Je t’embrasse, je t’embrasse, je t’embrasse. Encore une fois. « Oui ».
J.