Lundi 16 septembre 1946
Ma chérie,
Tu étais très jolie, trop jolie, dans la cage, jeudi dernier. Et tu avais l’air toute heureuse, et contente, et rassurée, et patiente. Et j’espère que tu ne t’es pas ennuyée du tout pendant ces minutes si brèves, où l’on hurle des mots banals, et où l’on prendra à peine le temps de se regarder avec de grands yeux tout ronds où passent très vite quelques souvenirs, quelques projets et de la tendresse à flots. J’ai rêvé de toi la nuit suivante. Je ne sais plus où tu étais, ni ce que tu faisais dans mon rêve, mais tu y étais mêlée de façon heureuse, et tu avais la même robe rouge, les mêmes cheveux blonds, les mêmes yeux brillants, le même air de petite fille comblée, attentive, calme. Tu sais, le bonheur est comme l’oiseau farouche. Il faut attendre longtemps pour qu’il vienne manger dans la main. Et surtout, ne pas vouloir le caresser. Terriblement indépendant.
J’ai reçu bien peu de nouvelles de toi cette semaine dernière. À peine une grande lettre et un petit mot. Il est vrai que je suis sûr de sentir chaque soir et chaque matin ta pensée s’agripper à mon cou, et souvent la nuit, ta tête est à côté de la mienne, sur ma couche en peau de mouton que tu connais. Ainsi, le couple se reforme malgré l’absence, malgré les murs, et dure, sans qu’il soit besoin de s’étreindre mieux que par l’esprit. La présence est toujours impondérable et parfaite. Ni le temps, ni l’espace, ni les hommes, ni nos soucis, ne peuvent nous séparer, nous empêcher de marcher du même pas, de vivre du même souffle, d’avoir, ensemble, les mêmes chocs créatifs, de se sentir enivré de la même musique triomphale. Combien de fois ai-je prié pour que tu sois si heureuse et si calme que les mots que je t’écris t’arrivent avant que je les pense, pour que tu sentes combien l’infini fait resplendir ceux qu’il aime. Et la récompense sera grande pour avoir lutté avec confiance, persévérance, contre l’orage. Il faut être vainqueur, briser la force méchante, triompher du mal. Pour ce, nous avons encore besoin de lutter, travailler, obéir, les yeux fermés, à la plus haute voix qui commande tout dans le monde, et impose son ordre. Personne ne te veut le mal de te priver de celui que tu aimes – et qui t’aime. Il n’est pas dans la tourmente, mais dans l’espoir, dans l’étude, dans la patience, dans l’assiduité, et rien ne peut lui arriver de mal.
Petite chérie, je sens trop de choses en toi pour que tu ne sois pas bénie un jour prochain pour ta fidélité et ta constance. Il y a longtemps que nous nous connaissons et tu as subi quelques fois beaucoup de chocs, de doutes, et tu as toujours été si attachée, si obéissante, si pleine d’affection qu’on est bien forcé de vaincre notre carapace d’orgueil ou de méfiance (ah ! ces vieux mâles qui détestent tant les femmes) et de t’accorder ce à quoi tu as droit. À regarder tes yeux loyaux, on n’a plus guère peur de l’imprévu, ou du trop prévu. On sent qu’il y a une force rare, un de ces joyaux d’amitié et d’amour qui s’offre tout pur et qu’il faut respecter, que l’on doit prendre – car c’est le cadeau que nul ne peut refuser. Que ce trésor est pour toi, pour être gardé à l’abri de tout méfait, pour être adoré, mouillé de larmes en secret. Il faut savoir, avec grâce, apprécier la valeur d’un tel don et ne pas l’étouffer seulement sous des caresses physiques, mais lui donner toute la reconnaissance intime, toute la joie heureuse pour qu’il s’épanouisse en confiance, pour que d’un sentiment frêle et timide, il surgisse un jour prochain, un arbre grand et fort, un puissant courant de vie et d’action. L’amour fait progresser l’homme jusqu’à sa taille suprême, le transfigure, lui imprime son mouvement cosmique. Il résonne à plein dans les plus beaux jours, et nul ne peut comprendre le sens de l’existence s’il n’aime pas de toute sa foi. Voir comme les fleurs défripent lentement leurs pétales jusqu’à l’extase, puis reprennent souffle après la chute de toutes ces vanités pour accoucher de leur graine. Car l’amour n’a de but que la maternité, la pérennité, la survivance dans la même image régénérée.
À propos, comment va Frédéric ? Tu l’embrasseras partout, et tu lui diras
- que son papa le remercie de sa lettre
- qu’il est un magnifique enfant dont on est fier et que j’attends de lui une très prochaine photo
- qu’il gronde sa maman de ne point m’écrire autant qu’elle le voudrait au fond et de ne pas me dire tout ce qu’elle pense au fond.
J’ai déjà reçu le colis, l’ai dépouillé avec une reconnaissance non feinte. Tout est parfait, pour le mieux, surabondant. Je suis le plus heureux, le plus gâté des hommes. Pourquoi ne t’es tu pas fourrée dans la poche du veston ? Il y a de la place pour toi ici, sais-tu ? Dans le coin de la cellule. Je t’y donnerai un livre et, en surveillant mes fleurs du coin de l’œil, j’écrirai pour toi la belle histoire (il faudra que je l’écrive un jour celle-là. Mais si je me mets à écrire un roman d’amour, il sera d’une longueur, d’une violence, d’une abondance de matières !!). Il faut toujours partir du principe qu’avant vous personne n’a rien écrit sur le sujet. Je viens de finir « Spackenbroke », de Charles Morgan. Magnifique ouvrage païen à façade chrétienne sur la passion inique et artiste d’un couple – presque malsain, malgré sa beauté. Ce n’est pas nous. Beaucoup plus simple. Et dans tes yeux clairs, il y a tout l’infini de la tendresse mûre.
(Pendant que j’y pense – prosaïquement – veux-tu demander à ma mère de m’envoyer mes chaussures de daim. Je lui rendrai celles que j’ai ici. Qu’elle tâche de retrouver Boudry qui me doit une paire de chaussures par l’entremise de Mlle Gosselin à la Salpétrière. Je sais que ma mère a échoué déjà une fois, mais qu’elle insiste, ou qu’elle écrive à Me Jacques Isorni, son avocat, pour avoir son adresse. Au besoin, charge-t-en. C’est un très brave camarade, mais un peu oublieux. Et il me ferait plaisir d’avoir
- la paire de chaussures
- l’imperméable qu’il m’a promis. Tâche donc de le joindre et de récupérer lesdits objets. Pour l’imperméable, débattre le prix). Je lui rendrai jeudi le costume bleu que j’ai. Qu’elle le fasse nettoyer.
Pour le reste tout va bien. Envoie moi régulièrement des condiments comme tu m’as mis aujourd’hui. Pense aussi à la moutarde. Je suis effaré en regardant l’indice des prix. Il semble que la catastrophe se précipite. Nous allons à la débâcle la plus totale. Voilà ce qu’auront coûté à la France ses actuels administrateurs.
Pour l’ensemble, Il faut prévoir d’urgence les événements les plus importants. Je crois que nous allons à la plus grave des crises – qui nous permettra de nous libérer de nos ennemis, et de sortir de notre trou. Sois prête à toute éventualité en cas de conflit international. En huit jours, il faudra tout liquider et partir. Peut-être en moins de temps. Tu peux déjà acheter (c’est très sérieux) des sacs de montagne (on emporte beaucoup de choses sur le dos), du matériel de camping, des conserves (comme si nous devions attendre 8 jours ou davantage dans un port ou passer la frontière par des moyens pédestres. Arrange-toi avec ma mère pour qu’elle vende au plus tôt mes bibelots et achetez-moi le sac de montagne le plus grand possible. Munissez-vous de bonnes chaussures. Il faudra vivre comme des errants pendant longtemps. Prévoir des sacs de couchage en duvet (le moins lourd à emporter). Demande à ma mère de me procurer une culotte de golf (celle que j’ai fait faire dans une couverture est beaucoup trop lourde pour marcher). Tu verras dans peu de temps combien j’ai raison. Va déjà, dès maintenant, à l’ambassade argentine. Demande quelles sont les conditions de visa. Itou Chili, etc… Itou Espagne. Renseigne-toi sur les bateaux. Nous aurons peut-être plus d’avantage à filer sur la côte bretonne, ou sur Biarritz en essayant de trouver une voiture, par les moyens que je connais. En tous cas, dès le premier jour de notre libération, il faudra agir à toute allure, ne pas perdre une minute. L’essentiel est de gagner un abri hors de France avant que les Russes soient là. Et il leur faut un mois ½ après la déclaration (ou non) de guerre. Nous sommes beaucoup plus près du conflit qu’on le croit au dehors. Ici nous avons nos renseignements sûrs. Pas de doute sur l’imminence de la guerre. Je ne crois pas que tes amis auront le temps de bavarder longtemps encore avec moi, sauf si toute l’histoire est reculée de 6 mois. Ne ris pas de tout cela. Il faut du prêt à tout. Nous sommes dans une situation anormale qui peut se dénouer du jour au lendemain. J’espère que tu as fait ce que je t’ai dit pour l’argent. Surtout, suis mon conseil. Je sais que tu es obéissante et raisonnable.
Évidemment on préférerait vivre dans une autre époque, voir s’écouler des jours heureux, travailler dans la paix civile et l’harmonie générale. Mais, quand on a compris ce qu’est le monde, cette vanité, cette matière brutale, on se rend compte que le beau rêve d’une humanité mortelle parfaite est impossible. L’humain, c’est la guerre en soi, la guerre toujours et il faut accéder au divin, vivre très haut en dehors des contingences pour atteindre la paix définitive, celle où le plaisir et la douleur ont disparu pour laisser la place à l’harmonie de la vie.
Téléphone à Demery dans quelques huit jours pour lui demander de passer prendre ce dont je t’ai parlé (plutôt quinze jours). Bien reçu le papier. Je vais travailler.
Et je t’embrasse à nouveau. Et je mets à nouveau sur mon épaule ta tête blonde, et je te regarde dormir, ouvrir les yeux, tendre les lèvres, sourire, et te pelotonner quand tu es heureuse. Et je t’écoute ne rien me dire. Et je t’écoute me dire les mots très secrets, et surtout je bois tes larmes car tu pleures encore, comme autrefois. N’est-ce pas ? Pour me montrer comme tu es contente, heureuse, sensible, pour me dire par tes yeux ce que tu n’oses pas à l’oreille. Mon amour, dors tranquille, calme toi. J’ai ta main dans la mienne, et le ciel est bleu au-dessus de nous. Il ne nous tombera pas sur la tête, car il est solide comme les cœurs qui se sont beaucoup cherchés et qui ont fini par se trouver après de nombreux combats. Ce qu’il en a fallu en emporter des victoires pour arriver à se dire des choses précieuses. On a toujours si peur d’être déçu, volé, incompris, rejeté. Et puis l’on garde pour soi le meilleur. On ne veut pas partager le plus haut amour. Mors y comme dans un gâteau. Mange-le tout entier. Que tu te rassasies à ta faim de beauté et de douceur, et crois bien que les affinités indestructibles sont les plus lentes à se révéler , mais qu’elles apparaissent au bout de la tempête, comme seul refuge, comme le salut du soleil doux. Sur la mer calmée. Il n’est pas loin le temps où je pourrai te dire ces mots plus près de ta tempe. Pour l’instant, qu’ils mûrissent en toi. C’est le gros cadeau d’aujourd’hui. Est-ce qu’on t’embrasse ? Bien plus ! On t’emporte.
J.