JM à JR (Fresnes 46/09/01)

 

Dimanche 1er septembre 1946

Ma chérie,

Si aujourd’hui tu avais l’insigne honneur d’être mon compagnon de cellule, tu aurais supporté tous les désagréments que suscite un poète plongé dans ses abstractions rimées et rythmées et pour qui le monde n’existe plus, sauf ses alexandrins, ses dizains, ses ballades, ses villanelles et tous autres spectres fameux de la littérature traditionnelle. J’ai raboté, recoupé, retaillé, retouché, rabiboché, raffermi, radouci, retracé, recopié, repiqué, çà et là, un peu partout, encore une fois, puis deux, puis trois. Et ce n’est pas fini. Mais le polissage le plus minutieux commence à donner certains résultats. Hé ! Hé ! Ah ! Ah ! Oui ! Oui ! Enfin ! On ne se donne pas trop de peine pour rien. Mon Dieu ! À 90 ans nous arriverons peut-être à savoir travailler un peu.

Pour l’instant nous ne sommes encore qu’un apprenti. À côté de la perfection absolue que de pas à franchir. J’aurais voulu être à la fois poète, acteur, musicien, peintre, sculpteur, architecte, metteur en scène de cinéma, auteur dramatique… Et chef d’État. Il est vrai que je me suis essayé dans tous les genres ci-dessus. En s’y appliquant, on arrivera à se parfaire.

Bonjour. Je t’embrasse. Une fois. Deux fois. Trois fois. Et on recommence. Jusqu’à plus soif. Pour cela insatiable. Tout sourire, tes cheveux, ton silence, tes yeux marrons, violets, ta main fine, ta petite moue, lèvres pincées, ton bonjour, tes rubans, ta robe rouge, ton air de toute petite fille, tes naïvetés, tes audaces, ton bon cœur, tes petits paquets (je ne te fais pas de compliments. Je m’écrirai à moi-même des choses plaisantes. Ne rougis pas), tes soucis, tes hortensias, ton chocolat, tes saucisses. Finissons-en. Je t’embrasse. Plusieurs fois.

Tout va très très bien. Tu sais que nos ennuis vont finir bientôt. Tout de suite. Ils sont finis. Ils n’ont jamais existé. Ils ont toujours été des rêves. L’humanité est parfaite. Pas de guerre. Pas de disputes. Pas d’ennuis. Un paradis. Il faut être fou pour croire à autre chose. Les hommes sont tous bons. La preuve : c’est que nous ne sommes pas en prison, et que demain les Allemands et les Russes ne tomberont pas sur le dos des Français. Ma chérie, je sens dans l’air quelque chose d’heureux. Et je ne me trompe jamais quand mes pressentiments sont bons. Il faut avoir confiance, confiance, confiance, savoir qu’il n’y a point, point, point de mal et que tout s’ouvrira bientôt devant les honnêtes gens, devant ceux qui ont lutté pour un idéal désintéressé, qui ont obéi au meilleur d’eux-mêmes, qui ont travaillé sous les huées pour que leur pays soit propre, débarrassé des fripouilles parlementaires ou autres, de tous bandits. Les honnêtes gens qui sont poètes et qui ont des petites filles à robe rouge qui les attendent dans les villas de banlieue où il y a des fleurs dans les jardins et des bébés blonds dans les chambres.

J’ai donc travaillé comme un ange. Et je suppose que tu as passé ton dimanche à penser un peu à ce vieux bonhomme bourru à qui tu envoies des colis toutes les semaines en souvenir d’un gros bébé qui dévaste les plates-bandes. Gros, grand, gras bonhomme, tout plein de mots virulents ou doux, selon les jours, qu’on est obligé de mettre derrière les grillages tant on le dit méchant, parce que dehors, il n’y a que des moutons, des agneaux, de tout petits angelots gentils qui n’ont jamais fait de mal à personne. Je t’embrasse. Quatre fois.

À demain matin. Je t’écrirai tout ce que je pense. Mais ce soir, avant de m’endormir, je te raconterai une belle histoire, à voix basse, avec des anges, et des bateaux, et des châteaux, et des flots bleus, et des poissons, et des carrosses, et des chansons. Je t’embrasse sur le bout du nez, te remets la tête sur mon épaule… et dors !!! Il ne faut jamais troubler la musique des dimanches soirs, quand il y a concert là-haut, avec des instruments des voix, des sons, d’une telle originalité harmonieuse qu’on ne saurait jamais traduire. Chutt ! Chutt ! Chutt !

Lundi.

L’avantage quand on aime quelqu’un – et quand la personne répond à cet amour – c’est qu’on peut lui raconter indéfiniment la même histoire, avec d’autres mots ou les mêmes mots, et qu’elle est toujours contente – parce qu’elle n’attend jamais qu’une seule histoire. Tout est dans la façon de la raconter pour qu’elle paraisse toujours neuve. Il y a même moyen de la raconter plusieurs fois par jour. Et puis l’on dit que les ménages heureux n’ont pas d’histoire. Voilà qui change tout. Désormais plus besoin d’avoir recours à des artifices. Sans histoire. Les yeux dans les yeux. La main dans la main. (C’est le commencement d’un vieux poème de je ne sais plus qui – le deuxième vers était : ils allaient tous les deux, allant leur chemin). Pas très commode pour marcher, mais agréable. Moi je préfère te regarder un peu de tous les côtés, pour voir s’il y a tromperie sur la marchandise. Jusqu’à présent, tout va. J’ai remarqué que tu faisais des enfants convenables. Qu’est-ce que tu peux bien regarder aussi attentivement, aussi sérieusement sur ta photo de profil ? J’ai l’impression qu’il y a une souris dans l’atelier du photographe.

Bien reçu ta lettre de vendredi avec tous renseignements précieux. Attends lettre de samedi. Tu peux m’écrire ainsi tous les jours. Il n’y en a jamais trop. Et je ne suis jamais fatigué de te lire. Bien au contraire. Les fleurs poussent à merveille. Cette semaine deux doubles pétunias. Deux autres en préparation. Quant aux simples pétunias ils sont huit ou dix à se renouveler. Les gueules de loup arrivent sur la fin. Les bégonias n’ont pas réussi). Je les taille feuille par feuille jusqu’à ce qu’ils ressemblent à des palmiers. Et ça ne rend toujours pas. Je crois que c’est une question de terre. Mon terreau est mélangé de charbon. Les plantes ne doivent pas aimer ça. Quant aux hortensias de la semaine dernière, ils durent encore, desséchés comme de vieux savants fragiles, dans un pot. Je leur ai coupé régulièrement la patte, et ils se prolongent béatement.

De l’histoire du bateau j’ai fait un conte. Il se prolonge dans une tribu nègre. Comment serais-tu en négresse ? Il y a un personnage de vieux sorcier. Le petit enfant recueilli devient le grand chef de toute la région, parce que de race blanche et l’on ne comprend jamais comment il est venu. Du reste, pourquoi comprendre ? Tu cherches à comprendre quelque chose à l’histoire de la terre, toi ? Rien à comprendre. Il faut vivre en dehors de toutes ces complications. Dans son petit jardin. Avec le minimum de rapports avec le monde. Ermite bien sage. Et pourtant très actif. Mais sans se brûler les doigts. Tu verras que  j’arriverai à devenir parfaitement raisonnable. D’abord, O toute petite fille, tu ne dois jamais te troubler pour quoi que ce soit. Tout va toujours très bien. Et on fin ira quand même par retomber sur ses pattes. Tout comme les chats qui arrivent ainsi du sixième étage sur le trottoir. Il est vrai que je tombe de plus haut. Mais, jusqu’à présent le parachute s’est ouvert. On verra bien à l’arrivée.

18h.

Bien reçu colis. Excellent. Excellentissime. La perfection absolue. Le fin du mieux. Veux-tu dire à ma mère qu’elle attache plus soigneusement le colis de linge, car il s’est défait. Heureusement rien n’est perdu. J’ai vérifié avec la liste. Il faut recoudre les ficelles et mettre correctement les épingles. Ensuite placer le méta au fond et non sur le dessus. Pour le reste tout est si bien que je n’en ferai pas de compliment. Si j’ai demandé un peu de chocolat c’est qu’en principe j’ai besoin d’une tablette par jour. Calculez sur ce chiffre et tout ira bien (petite tablette bien entendu).

De jour en jour, d’heure en heure, les nouvelles nous paraissent apporter au monde et à nous-mêmes une délivrance. C’est délivrance que voir le mal, que le dénoncer, que l’attaquer, que lui faire la guerre. C’est délivrance que combattre ce qui est en bas au nom de ce qui est en haut (dans l’esprit, bien sûr). C’est-à-dire d’élever ce qui est bas jusqu’au plus haut car c’est la seule façon de détruire la bassesse que la remplacer par un idéal des plus élevés. Tout est délivrance dans les idées qui commencent à courir, les idées au nom de quoi le monde réel va prendre forme, se manifester harmonieux.

Tes roses sont bien jolies, et ton chèvrefeuille aussi. Il sent délicieusement. La grosse rouge est si lourde, si pleine de velours. Que dit-elle ? Qu’apporte-t-elle ? Des mains sur la table, des yeux dans le ciel, des sourires sur la mer, des souvenirs, des projets, des paroles, des aveux. Dis-le moi encore le mot que tu répètes aux cailloux du jardin, au sable de la route, à la forêt, au métro qui passe non loin de chez moi. Par la fenêtre de la cellule, il est un coin où on le voit courir. Et son bruit couvre tous les autres surtout quand il s’en va vers Chevreuse.

Merci de la bonne nouvelle que tes amis rentrent le 1er octobre. J’espère qu’ils penseront à me faire signe. Mais je ne voudrais pas les presser. Bien au contraire. J’ai une réserve de patience inépuisable. Qu’ils dorment tranquilles. Ce n’est pas moi qui les relancerai. La secrétaire de F. (Demery) doit venir me dire bonjour la semaine prochaine. J’ai une chose importante à lui dire. Passe lui un coup de fil pour lui dire qu’elle ne manque pas de m’appeler.

Et maintenant la belle histoire : il fait doux, le temps est chargé de cette électricité mièvre qui ne rend pas fou mais empêche de s’assoupir. Les nuages sont expressifs, contrastés, violents et modérés à la fois. Un grand repos crépusculaire s’étend sur la campagne où soufflent, vibrent encore des bruits citadins, des moteurs d’hommes. Les oiseaux insouciants se contentent de peu. Ils pépient. Ce n’est point s’abêtir que faire comme eux. Chanter sa joie musicale, amoureuse, passionnée, se montrer tendre. Si je mets la main sur tes yeux tu écouteras beaucoup plus attentivement ce que je vais te dire : « Oui !». Mes gros, gros, gros baisers.

J.