Dimanche 17 novembre 1946
Ma chérie,
- Envoie-moi un peu de papier blanc.
- Écris-moi plus longuement.
- Ne te tourmente point mais pense à moi avec affection mais tranquillité.
- Tout ce que tu as fait est très bien. Bravo. Merci.
- J’attends des visites de. Je saurais donc peu de jours comment arranger tout cela. Pour l’instant je suis en train de casser des vitres sales d’un certain côté, et nous verrons les résultats. Je pense que cela ne doit pas tarder à clarifier la situation.
- La situation politique n’apparaît pas si mauvaise. Un quadripartisme ôterait de la force aux communistes, à moins qu’ils en prennent la tête, ce dont il faut douter, étant donné la situation internationale. Mais on a déjà vu tant de gaffes ! Je ne démarre pas de mes prévisions bellicistes. Il est impossible que tout cela finisse bien. Ce n’est pas la paix, loin de là. Et le danger augmente de jour en jour. Pour moi je suis déjà en deçà de la vie, ou plutôt de cette fausse vie où l’on meurt, où l’on guerroie, où l’on souffre, où l’on prend des coups, où l’on en donne. Cette prison est un refuge contre une meute d’ennemis. Autant vivre en sécurité dans le coin où l’on peut rêver à des paradis plus réels que cette sacrée existence humaine, si riche en soucis.
J’ai reçu hier ta bonne petite lettre. Alors il te plaît que je te mérite ? Et tu veux bien que je te mérite ? Et tu estime que je t’ai méritée ? Moi je le crois, mais ce n’est pas moi qui distribue les récompenses. Ces toi avec ta petite main pleine d’oiseaux bleus. Si tu l’ouvres, ils ne partiront pas. Ils viendront se poser sur les yeux de celui que tu as choisi. Et à l’ombre des ailes ont, on entrevoit des paysages nouveaux, des ciels plus vas donc tes, des tendresses sans cesse renouvelées. Je n’ai pas à te conseiller. Tu agiras selon ton cœur ! Tu es trop gentille pour qu’on te bouscule dans tes sentiments secrets.
Demain, j’irai me balader ou tu sais. Est-ce que par hasard ?… Je n’ose imaginer ce plaisir. Mais qui sait ? J’espère que mon dossier n’est pas encore rentré dans sa balade. En tout cas nous avons encore un peu de temps. 1947 sera-t-il plus clément que les deux années précédentes ? Encore huit condamnés à mort hier à Lyon ! Décidément la justice soviétique est tenacement rancunière ou méthodique. Elle fonctionne comme un laminoir. Reste à savoir si peu à peu on stoppera la vague, ou si elle emportera tout. J’ai bien peur qu’on ait livré toutes les digues à l’adversaire. Il ne nous restera plus que des attitudes mentales puissantes. Je sais bien que devant un tribunal juste, je suis —nous sommes tous— mille fois innocents et libres. Mais faut-il, alors, échapper à la suggestion de nos sens, et surmonter les mêmes épreuves que les martyrs chrétiens. Ce n’est pas drôle d’être en conflit avec le monde entier, pour des raisons purement spirituelles. On se fait écraser sans recours.
J’écris toujours beaucoup (c’est-à-dire pas à pas, lentement, peu à peu, en me corrigeant cent fois). Tu me diras si le nouvel « ours » te plaît. L’histoire grecque abonde en héros grandioses. Ses personnages sont d’une autre taille que les modernes. Tout est grand, puissant, harmonieux, terrible dans ces odyssées prodigieuses. Le monde mesquin d’aujourd’hui a perdu la mesure de l’Esprit et de la vaillance. Il se comporte comme un essaim de fourmis rouges. Toujours bouffer, jamais produire.
Tiens-moi au courant de l’aviation. Peut-être y aura-t-il une solution de ce côté- verrai demain l’atmosphère. D’avance, elle ne me semble pas mauvaise. Et puis à Dieu vat ! Le jour où il faudra foncer contre la foule, ou les juges populaires, nous nous armerons le mieux possible. Ma conscience est de plus en plus tranquille. Et je passe des nuits sans cauchemar. Toi aussi, j’espère. Il le faut.
Tu ne m’as toujours pas envoyé de nouvelles photos. J’aurais bien voulu pourtant t’épingler sur mon mur dans une nouvelle robe, avec un sourire tout neuf. Faute de mieux, j’ai recherché dans mes cartons une de celles que j’avais remplacées il y a trois mois. Te voilà à nouveau en train d’accrocher du linge. Le Frédéric lui, y est dans toutes les positions. C’est un gaillard qui aime le vélo et qui sourit si bien. Il faudrait faire agrandir la tête de la photo, où, debout contre une jarre, il est merveilleux de gaité. Voilà une belle première page de magazine.
Cette semaine, encore lu beaucoup de choses : Fontaine de Morgan, un Mauriac (mauvais) « Tout ce qui était perdu » et beaucoup travaillé le traité de bridge d’Albarran. Intéressant. Jeu très scientifique. Amusement distingué. Mon nouveau fils s’appelle : Le Jour et la Nuit. C’est un volume d’essais plus ou moins philosophiques. De petites histoires, les unes poétiques, les autres réalistes, entremêlées. La moitié est écrite dans une langue volontairement fort vulgaire, quelquefois argotique. L’autre moitié tend à la poésie pure. On y trouve l’apologie de Bellérophon [1], de Croniamental [2], de Faustroll [3], de Maldoror [4], de Tytil et Myrtil [5] et d’autres personnages inventés par le génie des trouvères, des bardes ou autres fantaisistes pour qui la littérature est le plan où ils naviguent. Et l’on se sent de plus en plus porté vers cette évasion —à condition qu’elle soit dirigée par une métaphysique impeccable. La plupart de ces auteurs dits géniaux n’ont jamais expectoré que leur grossièreté.
Sais-tu à quel point j’ai pensé à tes cheveux embaumés ? Il faut les faire travailler par un grand artiste, avec des boucles volantes, d’autres souples, des parties lissées, peu de frisure, mais des ondulations botticelliennes. Je lui apporterai quand le moment sera venu des photos des musées de Florence. En vierge italienne tu dois très bien répondre. Il faudra aussi que je t’habille de brocarts et dorures avec des bijoux épais. Tu peux supporter des formes très antiques et plissées. Les tissus modernes m’insupportent. Nous allons faire revivre une Renaissance luxueuse ou austère, mais nous répudierons tout machinisme banal. Si je faisais de toi une bourgeoise de Florence ? Vivre dans des meubles de prix, parsemés de bibelots rares, sous des peintures joyeuses ou graves, avec le seul souci de lustrer les vieux chênes des boiseries ou de broder des robes de gala ! Plus l’époque est sale et triste, plus l’on souhaite y échapper par la richesse étalée, exprimée avec insistance, avec le meilleur goût. La véritable révolte c’est de s’exprimer contre le médiocre. L’artiste ne doit jamais flatter le prolétaire. Les cinquante dernières années nous ont obligés à laver les pieds de la pire crapule sous prétexte de socialisme. Quelle erreur ! Il faut insulter l’esprit de laideur, comme celui de maladie, comme le vice. Plus le monde s’encrasse, plus le poète s’élève et s’acharne dans la beauté pure. Dans ce monde en haillons, je revêtirai bientôt une redingote à fleurs, ou un habit Louis XV, chamarré, et surchargé de pierreries.
Si je peux, je n’écrirai plus que des contes de fées. Ils sont tellement plus près de la réalité. Quelle erreur que cette démocratie triste, ce goût du peuple enlisé dans la boue, ces vies standardisées, ces étoffes communes, ces oripeaux vulgaires, ces chansons obscènes, toute cette bouillie pour forçats. Il nous faut parquets lustrés, meubles luisants polis par les ans (voyez Baudelaire), riches plafonds, miroir profonds. Ordre et beauté. Le poète a toujours raison.
Je me vois déjà en train de te choisir tes robes, de dessiner le plan de notre maison, de t’indiquer la place des fauteuils dans le salon espagnol et l’ordonnance des lauriers-roses dans le patio, de commander les grilles en fer forgé et les lustres de l’hacienda (car tout se passe en Amérique du Sud) et d’illustrer avec des tapisseries la chambre des enfants. Sauras-tu commander à des domestiques nègres ? ou indiens ? Apprendras-tu facilement espagnol et l’anglais ? Pourras-tu t’intéresser à un gros commerce d’exportation ? On a de la technique cinématographique. Bien entendu nous reviendrons en Europe faire des rafles chez les antiquaires. Mais pas le plus petit doigt dans l’engrenage parisien. Les poètes sont désormais touristes. Nous en avons souper de corriger les hommes par la parole. Nous nous réfugierons dans l’exemple et plus cette terre sera lasse et mesquine, plus nous (qui, pour l’instant, n’avons autre chose que nos idées) nous acharnerons au luxe le plus implacablement ruisselant de magnificence. Je remplacerai mes cachots pourris de salpêtre par des murs d’onyx et d’ébène, des plafonds de bois de rose, et des portes sculptées. Et tout ne sera que peintures, ornements, jardins taillés, vasques fleuries autour de nous. Aucune place à laisser à la nature vierge, cette marâtre. Remplacer la chaumière par un palais. Que les autres en fassent autant. Le ciel n’est pas assez grand pour moi. Si la démocratie croit qu’elle va m’imposer son Lévitan !
Terminerais-je ma lettre aujourd’hui, ou bien attendrais-je la rentrée de demain soir ? Je préfère te donner les impressions d’instruction. Donc, je vais aller au préau en promenade réfléchir sur la grisaille du temps et échanger avec des compagnons de captivité nos espoirs, et nos convictions, et nos illuminations intérieures. Nous sommes beaucoup de vivants ici, attachés à l’idée la plus haute de l’homme qui domine toute condition lamentable. Bonsoir… Bonsoir… Bonne nuit !
Lundi soir.
Rentre de l’instruction. Tout va bien. Il faut se dépêcher beaucoup pour la note. Que Liebmann la porte cette semaine. Je la corrigerai, la lui remettrait aussitôt, pour être retapée. Elle doit être déposée samedi de la semaine prochaine (30 novembre) mais pas avant. Veux-tu vérifier tout cela. Après quoi, veille à ce que Flo. demande qu’on m’interroge encore sur cette note (dernière instruction). Je te verrai à ce moment-là et nous conviendrons de la marche à suivre. Il faut d’ici là que toutes les démarches soient faites par l’aviation. Prend bien note de tout ceci.
Pour le colis, parfait, bravo ! Que s’est-il passé pour les jacinthes, oignons etc. S’ils ne passent pas dans le colis linge que ma mère les mette dans l’autre si ce n’est pas trop lourd. Mais cela doit passer. Dit lui aussi de me trouver du chocolat, 7 tablettes par semaine. C’est le principal. Si possible naturellement. Qu’elle n’oublie pas. Je sais que c’est difficile. Et embrasse-la de ma part, comme le Frédéric. Pour toi, je préfère me charger moi-même de la chose. Et je sais que tu attends de moi encore une belle histoire. Patience. Il était une fois… Gros, gros, gros…
J.
[1] Bellérophon naquit à Éphyre sous le nom d’Hipponoos. Il était officiellement le fils de Glaucos et le petit fils de Sisyphe, mais une rumeur faisait de lui le fils du dieu de la mer Poséidon. Il fut rebaptisé Bellérophon après le meurtre involontaire de son frère Déliadès lors d’un lancer de disque, ou, selon d’autres récits, le meurtre d’un noble corinthien tyran de son état, nommé Belléros (Bellérophon signifie « tueur de Belléros »). Il dû s’expatrier et fuir à Tirynthe pour que le roi Proétos de Corinthe le purifie de son crime. (note de FGR)
[2] Croniamantal : personnage central du Poète Assassiné de Guillaume Appolinaire, polonais naturalisé français, de son vrai nom Wilhelm Albert Włodzimierz Apolinary de Wąż-Kostrowicki[] (note de FGR)
[3] Le Docteur Faustroll, né en Circassie en 1898 à l’âge de 63 ans et mort la même année au même âge est un savant décrit dans les Gestes et opinions du docteur Faustroll, pataphysicien d’Alfred Jarry. Il est, depuis 1947, curateur inamovible du Collège de Pataphysique. Savant et lettré, comme en témoigne sa bibliothèque, Faustroll, soudainement expulsé de son domicile par un huissier, entame en 1898, accompagné par son singe, Bosse-de-Nage, et l’huissier précité, René-Isidore Panmuphle, un voyage « de Paris à Paris par mer », qui le conduit à la mort, près de la Grande Nef Mour-de-Zencle. Projeté dans l’« éthernité », il communique par lettre télépathique à Lord Kelvin de nombreuses règles concernant le temps, le soleil, l’espace, puis traduit et explique Ibicrate le géomètre. Enfin, il calcule la surface de Dieu, et en conclut que « La Pataphysique est la science… ». (note de FGR)
[4] Les Chants de Maldoror sont une épopée en prose, comprenant six chants, publiée en 1869 par Isidore Ducasse sous le pseudonyme de Comte de Lautréamont. Maldoror incarne la révolte adolescente et la victoire de l’imaginaire sur le réel. (note de FGR)
[5] Il s’agit de Tyltyl et Mytyl, personnages de L’Oiseau bleu, pièce de théâtre de Maurice Maeterlinck. Un frère et une sœur, Tyltyl et Mytyl, pauvres enfants du bûcheron, regardent par la fenêtre le Noël des enfants riches lorsque la fée Bérylune leur demande d’aller chercher l’Oiseau bleu pour guérir sa petite fille qui est malade. À travers cette quête, aidés par la Lumière, Tyltyl et Mytyl vont retrouver leurs grands-parents morts, leur petit frère pas encore né et bien d’autres personnages encore. (note de FGR)