JM à JR (Fresnes 47/03/17)

 

Lundi 17 mars 1947

Ma chérie,

Veux-tu que je t’écrive encore beaucoup ? Alors, envoie vite du  papier blanc. Ce sont mes dernières feuilles et j’aurai trop de chagrin de t’écrire sur un format plus réduit. Je ne saurais y mettre tout le flot qu’il me faut chaque semaine pour t’assurer précisément de ma tendresse et pour dégorger tout ce que j’ai pu dire moi-même dans l’oreille.

D’abord les choses sérieuses : bien reçu le colis ce matin, mais je n’y ai pas trouvé le riz inscrit sur la fiche. Y a t’il eu erreur ou as-tu été obligée de le retirer à cause du poids ? Pour la semaine prochaine pas de condiments (j’en ai en réserve). Jusqu’à nouvel ordre plus de sel (j’en ai à profusion). Pour la semaine prochaine remplacer tout le poids du flocon d’avoine par du riz (tu mettras le flocon la fois suivante).

Ta dernière lettre du 13 mars est une de celles qui m’a fait le plus plaisir (elles me font toutes plaisir, même les pneumatiques vite griffonnés tout juste pour me dire que tout va bien). Je te sais toute pleine de qualités que j’aime et tu n’as pas besoin de me dire que tu arranges tout pour le mieux avec adresse autour de ma mère. Toute notre situation sera vite débrouillée dès que sorti, car maintenant je vais sortir, sais-tu, et il se peut très bien que je tienne la promesse de passer le prochain noël avec toi.

Car tout va très très bien, sais-tu bien, la situation s’éclaire de plus en plus. Il faut que la France se relève. Pour ce, éliminer ceux qui l’en l’empêchent et réconcilier tous les Français. Voilà le thème. La situation est en fait un peu différente. C’est pourquoi je crois que nous ne sommes plus très loin du but. Néanmoins il nous faut batailler jusqu’à la dernière minute pour obtenir tous les avantages à quoi nous avons droit (et toutes les restitutions). C’est pourquoi vois tes amis et la dame en question et fais repousser l’échéance jusqu’à ce que nous soyons en mesure de gagner à coup sûr.

Qu’est-ce que c’est que tous ces bobards sur les gardiens qui tuent les prisonniers etc… Décidément, le Palais est encore plus bavard que Fresnes. Nous, nous ne parlons que de choses sérieuse, le discours de Truman [1], les difficultés internationales, la situation à l’intérieur, l’attitude des juges d’instruction qui a changé subitement depuis trois jours. Ils sont d’une amabilité !!! Un certain (que tu connais) disait avant-hier en parlant du discours : « Mais c’est une bombe ! La situation est tout à fait changée ! Bientôt nous aurons besoin de nos prévenus d’aujourd’hui … pour nous défendre !… car nous avons été… objectifs » (sic). D’autres parait-il, font leurs valises.

Je crois qu’il y a des assassins qui ne vont pas dormir tranquilles.

Les journaux ont, parait-il, reparu ce matin. On raconte encore des histoires à dormir debout sur le fameux « complot » qui a failli renverser la République (histoires des plus drôles. Tu diras à Brassart que son ancien ami L.T. [2] contre qui il était fâché depuis l’an dernier est bien embêté. Ce que c’est que d’avoir voulu être à la fois de l’Abwehr et de la Résistance. Moi je rigole. Voila des années que je me bats contre cette bande de crabes prête à manger à n’importe quel râtelier. On voit dans quel état elle a mis la France. Le jour où l’opinion publique sera éveillée nous aurons du mal à retenir les gens contre ces pauvres types.

Tout ce qu’on sait n’est rien à côté de ce qui est. Le scandale dépasse toute imagination. Patience : un jour viendra. J’espère que mon camarade t’aura donné beaucoup de nouvelles. Tu vas me raconter tout ça au parloir. Je me réjouis déjà de notre entrevue. Car j’y pense, moi, avant, et après. Longtemps avant ! Et longtemps après ! Et je vais revoir dans tes yeux vifs la promesse de tout l’avenir, la douceur de tout le passé.

Non, je ne serai pas jaloux de ton collaborateur. Non, je ne te ferai pas de scènes. D’abord parce que je n’ai pas le temps et puis la jalousie ne prouve pas du tout qu’on aime les gens. Au contraire, c’est très vilain de les considérer comme sa propriété et de les surveiller pour qu’ils ne fassent pas un pas en dehors de votre volonté. On épouse quelqu’un en toute liberté sachant que si l’on a eu l’intention qu’il faut, on n’a point pu faire de mauvais choix, et l’on a toujours récompense de sa confiance.

As-tu vu Jacquet ? T’a t’il remis les éléments du dossier ? As-tu immédiatement préparé comme convenu tout le paquet ? Je te répète les instructions : a) récupérer tous les manuscrits de Lancelot et les mettre à jour, puis les répartir comme il convient ; b) id. Gabriella et attendre ; c) taper Empyrée et répartir ; d) répartir Le Jour et la nuit dont je voudrais avoir copie ; e) me renvoyer Jacquet pour Les Barreaux. S’il met aussi longtemps que la dernière fois j’ai le temps d’écrire vingt volumes. Es-tu passée rue de l’Yvette ? As-tu vu l’aviation ? Ma mère t’a-t-elle donné le bouquin promis ? Apporte-le-moi jeudi si tu ne l’as apporté ce matin. Itou les Hatier. Itou les livres du camarade s’il y a lieu. Merci pour la colle. Je me suis précipité sur tous mes bouts de papier.

Maintenant que nous en avons fini avec les choses ultra-sérieuses, nous allons passer aux confidences, aux espérances, aux certitudes. Celle que j’ai, c’est d’avoir découvert ici le plus profond de ce que je voulais, de ce qui était au fond de ma destinée, de ma possibilité de travailler sans cesse à une œuvre qu’on transporte avec soi et pour laquelle il ne faut qu’un peu de papier et de l’encre. Plus besoin de machines, de pellicules, d’écrans, d’acteurs et autres choses coûteuses. Il ne faut plus que quelques cahiers vierges et on tire de soi ce qu’il faut pour animer plus tard tout un peuple de figurants. Mais la réclusion est requise pour résoudre ce problème. Il faudra donc me chercher une cellule blanchie à la chaux quelque part, un dictionnaire en six volumes, et me fournir matin et soir un peu de soupe au lard. Pour le reste, confie-toi à ma persévérance. Nous ferons fortune avec les richesses du ciel qui s’expriment par la bouche de l’homme sage. Je serai l’avocat des fées, des chevaliers, des poètes, des troubadours et des esprits angéliques. Et nous dominerons le monde de la plateforme de la ville divine d’où l’on ne perçoit plus le cri des foules, mais où l’on pressent les apothéoses finales. Il y a des histoires qui finissent bien. Nous veillerons à être heureux, non pour nous, mais selon les lois mêmes qu’il faut suivre pour que ce bonheur soit viable. Je n’ai guère écrit de poèmes depuis six mois. Il me semble qu’un de ces jours le torrent va se déchaîner à nouveau. Dans un genre tout différent.

Chaque étape de la vie d’un homme doit être marquée du signe du progrès. On n’a pas le droit de rester emprisonné dans les pauvres idées de son enfance, dans ses tumultes de jeunesse, dans ses rêves citadins. Un jour il nous faut sortir de toute cette foutaise pour entrer dans la fantasmagorie, mieux, dans le fantastique, mieux encore, dans la simplicité de notre nature haute, vierge, pure, humaine, idéale, divine.

As-tu lu Premier de cordée, bouquin fameux sur l’alpinisme ? Tu y verrais ce que peut réserver d’émotions, de découvertes la montagne à un néophyte ou à un alpinisme expérimenté. Eh bien ! La vie est encore plus tumultueuse que le glacier, le rocher, la descente au bout d’une corde, la montée sur une pente à 80%, l’escalade d’un surplomb ou l’exploration d’une crevasse. Nous en aurons vu d’autres. Et nous en serons sortis vainqueurs, mais combien plus mûris. Viendrais-tu en montagne avec moi ? Aimes-tu marcher pendant des heures sac au dos ? Tu ne m’as jamais dit si tu étais sportive ? Aimes-tu le camping ? Sais-tu nager, moi, très mal ? À quelle équipe de basket-ball appartiens-tu ? Et le tennis ? Et l’aviron ?

Il me siérait d’aller à la chasse bientôt, et à la pêche à la truite. Sais-tu ce que j’ai attrapé la nuit dernière ? Un merveilleux poisson, tout bleu, chantant, parlant et qui venait des mers du sud, et racontait des histoires indiennes, et portait des colliers de coquillages. Il avait deux mille ans, avait connu les plus grands hommes de ce temps, avait été péché quinze fois et s’était toujours échappé au bon moment. Il m’a prédit l’avenir. Nous irons, parait-il, en Amérique du sud où nous ferons une fortune colossale, et nous voyagerons par le monde entier.

Est-ce que Frédéric va à la piscine pour apprendre à nager ? Dépêche-toi de l’y mettre. C’est l’âge. Il faut apprendre cela aux gosses en même temps qu’à marcher. Est-ce qu’il monte à bicyclette (à deux roues) ? Est-ce qu’il a un ballon ? Est-ce que tu le mènes au jardin d’enfants ? Tu devrais le faire garder l’après-midi.

Ainsi donc, nous disions que la vie monastique mêlée d’une foule d’incidences cascadeuses était désormais notre lot, mais ceci pour entreprendre un nouveau travail. Et il convient que nous nous développions dans la méditation et le perfectionnement de nos dons. Que penses-tu de Lancelot rectifié ? Et d’Hyppodamie mise au point ? Ton avis définitif. Je crois maintenant que ces deux choses ont pris leur forme quasi définitive. Ici on m’en a fait compliment. Pour Gabriella je n’y suis pas encore, mais ça vient peu à peu.

À propos, j’espère que tu ne te fais plus du tout, du tout, de souci pour moi. C’est le printemps. Puis l’été viendra et après les vendanges où l’on récolte tout ce qu’on a semé, et Noël où la paix revient sur la Terre. Finis les gros chagrins. Ils n’ont jamais existé !

J’ai regardé les lignes de ma main ce matin. Elles s’arrangent tout à fait. Nous sommes dans la bonne période. La prison ne saurait durer longtemps. J’espère que tu n’as pas été voir une cartomancienne à mon sujet !!! Il y a ici assez de gens qui font les cartes, les taches d’encre, les thèmes astrologiques. Nous avons tous les médiums qu’il nous faut. Ils prévoient tous l’amnistie dans les six mois !!! Ils sont toujours optimistes.

La journée est formidablement belle. On nous promet un printemps des meilleurs. À propos, ce ne sont pas des jacinthes mais des tulipes qui ont tenu. J’espère les voir s’ouvrir sous peu. La fleur est apparue tout à l’heure chez la plus grosse. L’autre n’a pas encore déroulé toutes ses feuilles qui ont grandi prodigieusement depuis la semaine dernière. Je crois que dans huit jours je pourrai te dire la couleur qu’elles ont. Quel dommage que les autres oignons aient péri ?

Il va bien falloir penser à des tas de choses si je sors bientôt : un domicile discret (surtout pas à mon nom), un passeport, un éditeur, un costume, une valise, une canne très souple et très solide, un chapeau haut de forme (pour ne pas se faire remarquer. Mais j’ai grande envie d’aller quinze jours à la campagne, avec toi, manger des biftecks, boire du laitage. Ne pense à rien. Vivre libre dans une forêt de sapins. Quinze jours, c’est trop peu. Un mois. Un bon mois. Si je trouve un cargo pour les Canaries, on s’embarque. On vivra de bananes et de citrons.

Si je t’embrasse jusqu’à plus soif, qu’est-ce que tu me diras ? Tu n’aimes pas cela ! C’est trop ! Bien. Je ne le ferai plus. Et je vais me ré-envelopper dans mon silence m’abstraire dans des études sérieuses. Surtout coupe le téléphone. Jamais plus de téléphone. Surtout qu’on vient vous relancer jusqu’en prison pour payer les factures ! Une maison forestière me suffit. Même si cela te fâche, je t’embrasserai quand même, et le Frédéric aussi, pendant qu’il dort, car j’imagine qu’il a trop à faire, éveillé, pour qu’on court après. Mes baisers ne sont pas gros. Ils sont gigantesques. Tendresses. Jusqu’au sommeil.

J.

PS. j’ai retrouvé du papier blanc. Inutile d’en envoyer.

[1] Le 12 mars 1947, le président Harry Truman présente sa doctrine dite de « containment » devant le Congrès américain. Il propose de mettre en place des aides économiques et financières notamment pour l’Europe afin que ces pays puissent conserver leur indépendance. Visant explicitement les communistes et la mainmise de l’URSS sur certains pays de l’Europe centrale, la doctrine Truman affirme que les États-Unis doivent être les défenseurs du monde libre face aux tentatives d’asservissement de l’URSS. Il aboutit à la mise en place du plan Marshal. L’URSS répondra par le rapport Jdanov en septembre, fustigeant l’impérialisme américain. (note de FGR)
[2] Il s’agit d’André Le Troquer, député de Paris en 1936, puis de 1945 à 1958. Il se prononce contre la demande d’armistice en juin 1940 et s’embarque à bord du Massilia vers l’Afrique du Nord pour continuer la lutte. Il est aux côtés du Général de Gaulle à la libération de Paris et descend à ses côtés les Champs-Élysées en août 1944. Au printemps 1945, avant même l’ouverture du procès du Maréchal Pétain, il suggère que la condamnation à mort soit suivie d’une cérémonie solennelle à l’Arc de Triomphe au cours de laquelle un simple troupier dégraderait le Maréchal et briserait son bâton. Président du Conseil municipal de Paris de 1945 à 1946, il devient ministre de l’Intérieur du 23 janvier 1946 au 2 juin 1946 dans le gouvernement Félix Gouin et ministre de la Défense nationale dans le 3ème gouvernement de Léon Blum du 13 décembre 1946 au 13 janvier 1947.(note de FGR)