Lundi 24 mars 1947
Ma chérie,
Dimanche 23
Si ma bougie brûle, c’est bien pour éclairer le papier, car je n’aurais pas besoin d’elle pour voir clair dans mon souvenir le plus délicat, le plus doucement teinté d’un sourire esquissé, le plus solidement ancré dans l’avenir. Tu étais toute jolie dans ta cage à moineaux, et heureuse d’être simple et si naturellement consentante à tous nos projets. Rassurée, patiente, prête à des tâches qui apparaîtront sur le chemin au fur et à mesure des pas. Si bonne et pure. Comme une enfant bouclée, bouclée violet. Avec des moues. Pas coquette. Dévouée. Pas si inquiète. Posée. Silencieuse. Attentive. Très fine mouche et secrètement sincère. Tu m’es apparue sous un rayon prévu et nouveau. Je t’ai regardée et j’ai vu que j’attendais cette minute depuis des années. Celle où tu comprendrais et je comprendrai. Celle où les mots ne comptent plus, où l’on se dit « fais ceci, fais cela, nous sommes d’accord », Et où l’horizon se découvre. Avec des lointains, des sentiers, des méandres, des routes de bonheur, des montées, des inconnus, des certitudes.
J’ai reçu ton mot, griffonné après parloir. Je ne pense pas qu’il te faille « retourner chez ta mère ». Nous serons très heureux. Et puis que cela est dit, compris, certain. Nous allons construire autour de ce bonheur une vie patiente. Travail d’homme mûr, de femme utile. Sans mots, sans craintes, avec de multiples provenances, de multiples efforts, sans émotion. C’est ainsi l’amour. Il y a le premier choc, les grands envois, les pénétrations de cœur, le lien des enfants… puis la confiance, qui est un nouveau départ.
J’ai lu dans tes yeux tout un livre de simplicité.
Bien sûr, tu es une femme d’affaires, et d’intérieur, et de douceur, et de maternité. Tu es tout un monde féminin, si précieux, sans fragilité, qu’on se trouve étonné de l’avoir découvert. Les femmes sont habituellement futiles. T’aurais-je empêché d’être papillon ? Je n’aime pas les papillons. As-tu lu Empyrée, chapitre de la mort ? Ne meurent que les papillons.
Le secret de la vie est fluide. On ne le perçoit qu’en silence. On le boit au fond des sauces, au fond des yeux violets. On le sent perler sur les tempes. Il vient là contre vous sans qu’on bouge un muscle, sans que le cœur batte plus fort. La vague meurt sur la plage en riant. L’amour lèche le sable où l’on imprime les mots du jour, rétablit l’unité de la grève où les étoiles sont plus blanches dans la nuit qui devient tiède quand la terre s’embrase et se gonfle. Quel océan si simple, discret, que cette étendue de tendresse pleine ! Je t’ai aimée pour ta lumière, pour tes bras ouverts, pour tes mains sans bagues, parce que l’infini ne te faisais point peur, ni ne t’étonnait. Les portes s’ouvrent. C’est tout naturel d’aimer. Notre liberté nous est commune. Nous nous occuperons de choses fort difficiles. Le bonheur est une rareté qu’on atteint qu’à force de virginité. Ne bouge pas plus que l’autre jour. À te regarder j’ai senti la vie. Et mes mains se détendent en face de toi.
Je vais aller dormir. Mettre ma tête près de la tienne, sur un oreiller sans rêves. La vie est fort belle. Il passe dans le ciel des tas de bruits inconnus, bizarres. Le vent s’est éteint sur le soir. Rien ne prévaut contre le souvenir. Je n’oublierai jamais tes yeux de jeudi.
Lundi 24.
Bien reçu colis. Tes tulipes fleurissent déjà sur ma table, de leurs pétales de feu et je roule ma tête sur les grains laineux du mimosa. Cette nuit nous avons dormi les doigts enlacés, d’un souffle égal, sans craindre nulle épée de la terre qui vienne partager notre bonheur vivant. Tu sais que la réalité est bien meilleure encore que ce qu’on en espère. Rien ne vaut le triomphe qu’on récolte de la patience. À force d’affirmer sa liberté, on la trouve ; la santé apparaît de même comme un paysage où l’on marche d’un pied sûr, et l’amour qui a dépassé la volupté factice trouve son expression dans la constance.
Veux-tu te renseigner si Floriot a transmis les deux livres dédicacés. As-tu pris les manuscrits ? As-tu commencé le travail prévu ? As-tu reçu Yogi et le commissaire ? Et la lettre de mon camarade ? As-tu vu l’aviation ? Que t’a-t-on dit ? Et au Palais ? Il faut se remuer beaucoup pour gagner la dernière marche.
Ne cherche plus Le Banquet de Platon. Je l’ai trouvé ici. Veux-tu, au reçu de cette lettre, téléphoner à ma mère pour qu’elle s’entende avec M. Mousset (le pasteur scientiste) pour qu’il apporte sans faute vendredi les « livrets trimestriels ». J’ai absolument besoin du mien. S’il ne peut pas, qu’elle me le fasse parvenir au parloir (via Direction) ou bien dépose-le lundi matin avec le colis (toujours même route officielle). Mets-moi du « papier vert » dans le colis. Dis à ma mère qu’elle me mette mon costume brun s’il est assez chaud. Sinon, dans quelques semaines je vais lui rendre le pardessus qui me sert de robe de chambre, qu’elle veuille bien le réparer.
Dis également à ma mère que je n’ai pas besoin qu’on m’envoie d’argent le mois prochain. Qu’on envoie donc les 1.000 francs prévus à Boston pour payer mes capitations à l’église. J’attends des réponses sur tout cela.
Si je te préfère en blonde, ce n’est pas que « l’auburn » soit laid, ni que les boucles sur la tête soient peu seyantes, mais j’ai une idée de toi qui va s’appliquant à une personne aux cheveux fins, châtain clair, souples et onduleux. Et ta tête d’enfant étonné doit se parer de lignes gracieuses et très ornementées, mais peu soumises à la mode. Je te ferai coiffer plutôt avec des torsades et des bandeaux, mêlés à certaines frisures rigides. Nous verrons cela. Regarde certaines coiffures florentines, Botticelli entre autres. Voilà le modèle.
Je t’habillerai aussi avec des brocards et des velours, toutes étoffes moyenâgeuses, riches et lourdes. Le tout taillé moderne. Et des bijoux simples mais de poids. Tout est prévu. Il est même prévu que je me préoccuperai surtout de ta satisfaction. Une femme heureuse vit dans la joie de recevoir et de donner. Et je permettrai que tu participes à mon effort le plus rare, et je t’apprendrai à avoir des enfants sans douleur, et à les élever sans être bousculée par trop de petites mains impatientes. Nous allons envisager la vie tout à fait sérieusement, comme de grands enfants bien sages, très expérimentés, très recuits par l’expérience, très enthousiastes pour travailler en silence.
Les évènements tournent vite. . Il se peut que nous ne soyons pas obligés de partir pour l’étranger, si la réconciliation des Français s’opère à peu près complètement. Moi, je n’ai pas besoin de me réconcilier, ni de pardonner. C’est déjà fait. Les injures personnelles ne m’atteignent point. Du moment que le pays va bien. Nous n’avons pris parti que parce que tout s’effondrait. Changer le guide et chacun s’occupera de ses affaires. Pour moi, je ne me mêlerai jamais de politique en période de prospérité. Si la maison brûle, je ferai la chaîne. Cela mène quelque fois en prison. On n’est pas médium. Il y en a qui savaient miser sur le vainqueur, jouer double jeu. Pour ceux, plus honnêtes qui ne savent qu’obéir à leur idéal le plus élevé, le plus intransigeant, les geôles de la IVème sont toutes désignées. Ceci dit sans rancœur ni rancune.
Donc, patience ! Il n’est pas utile de chercher un appartement. Nous ne savons pas encore où et quand porter mes pas. Mais il n’est pas inutile de prévoir des démarches et de s’attendre à des travaux futurs plus complets que ceux d’aujourd’hui.
J’ai lu cette semaine une étude assez complète sur le Second Empire. Jamais la France ne fut plus heureuse à l’intérieur. L’ordre était rétabli, la canaille mâtée, la paysannerie et l’industrie prospères. N’étaient mécontents que quelques gueulards pour qui la liberté st la possibilité d’enflammer tous les esprits à tous les coins de rue. Le vertige de la technique matérialiste, du « progrès » industriel, de la société machiniste gagnait tous les jeunes enfiévrés qui s’imaginaient vivre mieux dans les siècles du fer que dans ceux de la patience ouvrière royale. Mais la France vivait, respirait, faisait confiance à son souverain. Le régime n’était dur que pour les meneurs du jeu révolutionnaire. À peine une poignée de débiles, d’écervelés, d’hugolâtres [1] décadents.
Un ancien ministre d’ici m’en disait ce matin tout le bien qu’on devait en penser. Et pourtant jamais période ne fut plus escamotée par les historiens. La politique extérieure de Napoléon III fut lamentable, autant que l’intérieure était bonne. S’il n’y avait pas eu Sedan, l’Empire durerait. Quelle force n’avions-nous pas ! Les Bourbons ou les Orléans nous ont claqué quatre fois dans la main, par faiblesse, peur des responsabilités, timidité, impuissance, préjugés conservateurs. Il nous faut l’homme fort qui rétablira la France dans le droit chemin. Et l’on ne saurait qu’employer les moyens rigoureux qui sont de mise en période anarchique. L’Histoire, qui ne se répète jamais, mais qui se ressemble toujours, qui comporte des analogies nombreuses, est formelle sur les maux et les remèdes des sociétés. Et jusqu’à présent le désordre n’a jamais apporté la prospérité.
Nous verrons la prochaine évolution française, soit à travers nos barreaux, soit du dehors (restitué à la communauté, soit de l’étranger. On ne pense pas qu’elle puisse aller dans un autre sens qu’une saine réaction.
Sur ce, parlons de Frédéric. Qu’en faire ? Un ingénieur ? Un politicien ? Un chauffeur de four atomique ? Un bon commerçant à ventre rond ? Ou un journaliste ? Je pourrai lui donner tous les conseils utiles au prisonnier et, comme tu sais fort bien préparer les colis… il te suffira d’en avoir encore trois ou quatre autres de la même espèce pour être la mère poule d’une lignée de révolutionnaires nationaux. C’est avec ça qu’on fait de beaux régiments, ou des préfets, ou des chefs d’état. À moins que nous finissions fermiers dans le Far West ou dans le Nord canadien. Aimes-tu soigner le renard argenté ? Et la chasse au caribou, te plairait-elle ? Beaucoup de moustiques en été, 1m50 de neige en hiver. Mais quelle vie de famille ! Et on ne risque guère d’être dérangés par les voisins. Plus de ragots de quartier. Finies les concierges. À propos, as-tu travaillé sur Le Jour et la nuit ? L’as-tu lu ? Parle m’en, ne fut-ce pour me dire que tu ne l’aimes pas.
Je travaille beaucoup sur Gabriella. La pièce est quasiment refaite. Il ne reste que l’ancienne structure mais tout le texte est remanié. Je cherche plusieurs sujets qui m’emballent un peu. Et pour ce, il n’y a que la mythologie ou la tragédie grecque. Le reste semble fade à côté de ces héros super-humains, ultra, extra-humains et si humains. Sisyphe, Nessus, Hercule, Bellérophon, Tantale, Persée, on hésite devant tant de prodigieuses aventures. Il n’y a que Parsifal, Lancelot, Savonarole (et encore !) qui puissent rivaliser avec ces géants. À moins de créer déjà un mythe XXème siècle qui atteigne en ampleur orageuse ces monstres antiques. Je vais chercher.
Mes tulipes qui s’étaient ouvertes à la chaleur (quand je fis tout à l’heure la cuisine sous leur nez) se referment avec pudeur. Le vent et la pluie cinglent notre fenêtre prudemment refermée. Il siffle des rafales dans les coursives et les tuyaux d’appel. La campagne est noyée de larmes.
Nous aussi, mais c’est à force de pleurer de joie et de s’être connus, attendus, aimés, retrouvés puis patiemment découverts. Je t’aime comme une chose rare, naturelle, la plus simple du monde, et plus tu seras simple, plus je t’aimerai. Donc, il ne sera pas possible de t’aimer plus que maintenant, sauf que tu le verras davantage car les fleurs s’ouvrent. Tout était déjà contenu dans la graine. Mais il faut que les mots et les choses mûrissent pour que les hommes les trouvent à leur goût. On t’embrasse… la main… les cheveux… les yeux. On te prie d’être patiente et d’espérer. Gros baisers.
J.
[1] Hugolâtre : admirateur fanatique, inconsidéré de Victor Hugo (note de FGR)