Dimanche 4 mai 1947
Ma chérie,
Rien reçu de toi depuis la visite. Comme une fleur dont on ne change pas l’eau ! Voilà comme je suis. Heureusement que je sais que plusieurs lettres sont en route et vont m’arriver en paquet important. Bien reçu le mot tendre de Frédéric qui écrit fort bien pour son âge. Les fleurs sont dans le séchoir habituel : mon dictionnaires.
Depuis mercredi je travaille sur les bouquins. La mythologie est parfaite. Françoise de Foix [1] inintéressante. Cette pouliche royale n’est ni émouvante, ni curieuse, ni attirante, ni autre chose qu’un mannequin sexuel, une prostituée de choix. N’éprouve aucun intérêt pour ce genre de fille qui ne sait que coucher… C’est-à-dire la moindre des choses. Pas du tout ma conception de la femme. Justement ce que je déteste, ce que je fuis, ce qui est horrible dans les 9/10èmes de la gent féminine moderne. On trouve partout des amoureuses, sous chaque pas. Elles s’envolent comme les papillons, les sauterelles dans les prés. Une femme c’est autre chose. Cela suppose des qualités infiniment supérieures, une intelligence et un dévouement (que souvent l’homme n’a pas mais qu’il cherche à avoir). Rien de plus discordant et méprisable que les amours des rois. Ostentatoire. Ridicule. Malsain. François 1er et ses maîtresses ! Henri IV et Gabrielle ! Les saletés de Margueritte de Navarre ! Les cochonneries d’Henri III ! Et plus avant les ignobles crimes des Mérovingiens. Brunehaut ! Frédégonde [2] ! Et toute la clique d’Élisabeth d’Angleterre. Parle moi de Saint Louis ou de Louis Philippe, très bourgeois, honnête. Pas de scandales. Une France prospère. Des mœurs patriarcales. Je suis décidé à rompre avec toutes les imbécillités historiques ou autres dont on nous a bourré nos pauvres crânes depuis l’enfance. Ce rut général me déplait. Non parce qu’il faille devenir ascète, mais la vie ne vaut la peine d’être vécue que dans l’honnêteté et la fidélité. Autrement on s’épuise à courir après la lune et on ne trouve jamais le bonheur. Voilà pour Françoise de Foix. Tu vois que tu as bien fait de me l’apporter. Cela a valu la peine d’écrire cette honnêteté furibonde (et point tant furibonde : subtile et patiente). Je t’aime bien. J’attends tes lettres. Je t’aime avec certitude. Je t’aime non amoureuse mais amante. Non fille d’amour mais compagne. Et plus encore. Infiniment plus.
Tu m’as écrit j’espère. Je voudrais que tu me dises beaucoup plus de choses. Mais au parloir tu as été très bavarde. Je sais bien tout ce que tu penses. C’est magnifique. Mais tu en penseras beaucoup plus encore demain. Pourquoi être inquiète (ou feindre d’être inquiète) quand tu imagines de vivre avec moi ? Je suis un animal pas trop méchant. Avec un bon cornac on peut le rendre tout à fait doux. Faut-il comprendre ses réactions. Cet éléphant n’aime que les nuages, et certains ciels bleus, et la forêt vierge (mais pas toujours), et les romans d’aventures moyenâgeux, et d’autres choses plus étonnantes. À l’encontre de la « scie » fameuse [3], cet éléphant ne trompe pas. Il se trompe de temps en temps. Le moins souvent possible. Hé ! Hé !
Pour notre affaire, peux-tu passer un jour à la Nationale et copie dans un Pilori du début (entre novembre 40 et mars 41) sous la signature de J-M. Renan un papier (en 3ème page) intitulé La F.M. collabore (je crois). C’est le premier papier où je citais tous les noms de gros franc-macs qui se signalaient par leur activité journalistique derrière Déat (il y a une vingtaine de noms dont Levillain, etc… et une attaque assez amusante sur Déat). Très utile. Indispensable à ma défense, si défense il doit y avoir. Qu’on se dépêche de faire mon procès, sinon, à force d’attendre, c’est peut-être moi qui vais en faire un à ceux qui privent la France de pain. C’est joli, hein ? Beau résultat après deux ans de libération, de victoire, de retour à la prospérité démocratique. À quand les 200 g ?
Je n’ai pas encore dépouillé Tristan et Yseult. Pour la semaine prochaine. Es-tu passée à l’aviation ? Pourquoi ne veux-tu rien me dire ? Il doit être très bien tuyauté. Est-il pessimiste ou non ? J’espère avoir ici tout à l’heure quelques indications précises. Les choses vont vite depuis quelque temps.
Tu as raison. La presse change de ton. On commence à apercevoir quelque modération dans certaines feuilles. Il n’y a pas que des journalistes sanguinaires qui, à tous propos, réclament la mort de leurs adversaires, d’autant plus facilement que ceux-ci sont désarmés et qu’ils n’ont plus guère d’amis courageux ou puissants. Je crois que la période de saturation arrive. Ce n’est pas en fusillant des collabos qu’on relèvera le pays où une minorité idiote, incompétente a pris la tête et a cru qu’il suffisait d’installer des chambres de torture pour provoquer la prospérité et le travail. Et même sans chambres de tortures, il a suffi du dirigisme pour tout ruiner. La bureaucratie c’est la mort.
Puis-je te demander si tu as travaillé dans le sens indiqué au parloir ? J’aimerai tant que tout soit au point d’ici peu. Il me semblerait avoir terminé une tâche. Je te prépare encore beaucoup de choses. Nous n’avons pas fini de mettre tout cela en état. Mais ce qui sera fait est déjà un avantage. Vois donc comment tout préparer ainsi que demandé. Téléphone encore à ma mère pour obtenir ce qu’il te faut. Qu’elle fasse le nécessaire. Je l’avertirai aussitôt que possible, mais pas avant 15 jours. Que cela semble donc difficile pour des choses aussi simples. Je n’imagine pas à comprendre cela d’ici. Ne crois pas que j’aie mauvais caractère ou que je sois entêté, passionné que de ses poèmes. Il aime donc les savoir en sûreté et pour cela à l’abri d’un accident. Le seul moyen est d’en avoir au moins un double. Veux-tu donc prendre les précautions qu’il faut. Au besoin, retape immédiatement les pages refaites que tu mettras ailleurs. Comme cela moins de risques. Nous devenons prudents en vieillissant : les révolutions, l’incendie… etc… C’est toujours désolant de recommencer plusieurs mois de travail. Ayons confiance. Je suis sûr que cela n’arrivera pas. Et puis tu vas m’aider. Est-ce que tu veux bien m’aider ? Alors tu m’aideras.
Lundi.
J’ai fortement pensé à toi quand il m’a semblé que tu étais là, en train d’apporter le colis. En fermant les yeux, l’illusion était si complète qu’il me semblait avoir la chatouille de tes cheveux sur mon oreille et une voix angélique qui disait : « mais je ne sais pas du tout moi si ça me plairait de vivre avec toi. J’ai peur. Je ne suis pas du tout rassurée ». Et c’était vrai. Tu n’étais pas tranquille parce que le gros monsieur te semble difficile à comprendre toujours. Quoique, quand on a la clef, on ouvre toutes les serrures.
Pas de lettre encore aujourd’hui. J’attends ce soir. J’attendrai aussi patiemment qu’il le faudra (évite toutes allusions politiques because censure).
Toute la journée d’hier (sauf un culte protestant) a été consacrée à l’étude de la mythologie. Les anciens avaient une conception déterministe de la vie qui apparaît aujourd’hui effroyable. L’aveugle destin marquait tous leurs actes. Il pesait sur chaque tête la masse des prédictions astrales et héréditaires. On y croit encore beaucoup. Témoins le nombre effarant d’astrologues et cartomanciennes qui sévissent toujours (on dit 25.000 en France). Œdipe, Antigone, Cadmus, Andromaque étaient marqués par le ciel d’un sceau tragique. Ils n’avaient pas la force de surmonter leur condition misérable. Il fallait que les prophéties maléfiques s’accomplissent. Ainsi le voudraient bien nos adversaires qui ont prétendu nous enterrer vifs. Il se trouve que nous avions à notre disposition d’autres forces que les antiques et que jusqu’ici nous avons résisté. Est-ce que tu crois qu’il était déterminé que nous fassions Frédéric à nous deux ? Et qu’un jour tu doives t’embarquer avec moi pour un Canada, un Chili, une Amérique du Sud ? Qu’est-ce que l’Olympe a décidé ? De te changer en moineau et moi en nid, en chêne, en Arche de Noé, en ville du Far West ? Est-ce que Jupiter ne me jouera pas le mauvais tour qu’il fit à Amphitryon ? J’espère que tu sauras le reconnaître. Tu as tant de finesse que tu saurais bien si c’était moi ou lui. Tu me reconnaîtrais si j’avais une barbe de Neptune, une masse de muscles comme Hercule, un masque de faune. Est-ce que tu serais jalouse comme Déjanire [4] jusqu’à m’offrir une tunique empoisonnée ? Est-ce que tu m’envoûterais comme Circé [5], ou comme Omphale [6] ? Et combien de quenouilles aurais-je à filer par jour ? Ou bien restes-tu patiemment Pénélope jusqu’au jour où nous jouerons les Philémon et Baucis [7]. Mais pour cela faudra-t-il être sage, lire dans les yeux des messages secrets, obéir à des tas de motifs d’un ordre particulièrement pur et ne pas jouer les petites filles volontaires, ni les petits garçons boudeurs (mais tu n’es pas plus volontaire que je suis boudeur).
Je voudrais que tu apprennes le plus vite possible toutes les choses dont nous aurons à discuter toute la vie (discuter ne veut pas dire se disputer, ni se heurter, mais l’association nécessite la compréhension mutuelle). D’abord dis-toi que nous résoudrons tout en musique. J’ai bien l’intention de consacrer trois soirées par semaine aux concerts et l’opéra, et je ne vivrai dorénavant qu’attaché à un piano (crapaud de préférence, Steinway ou Pleyel mais pas Gaveau) et j’y jouerai tout ce que je peux (très mal ou très bien, et toutes les choses qui me passeront par la tête. Je vais apprendre un peu mieux l’harmonie et le contrepoint[8]. Si j’avais su ! Je serai devenu un Berlioz « déchevelu » auteur de symphonies ébouriffantes plaquées d’accords majestueux, tonitruants, avec des discordances superfines, des basses de trombones et des floraisons d’arpèges. Le besoin de chanter, de jouer, de dire des vers, de vivre en rythme, d’accomplir une danse sacrée, de construire dans le marbre et la pierre, d’exercer sa vie au plus haut potentiel, au sommet du muscle et de l’art, et de parvenir à la douceur qui est force, à la création qui est esprit, à l’infini de l’inexprimable. Plus les épreuves traversées auront été dures, plus nous rebondirons contre la rue avec une vigueur déchaînée jusqu’à briser toute vulgarité latente, toute haine de voyou, tout obstacle de la Terre. Comme des dieux ! Comme le Dieu ! Je me sens disposé à ne plus accepter que l’idéal parfait et pour le reste, que la foule crève. Super romantique, ultra-idéaliste. Absolument dévoué à la plus extrême pureté. Plus rien de commun avec le temporel. Qu’on nous fiche la paix avec leurs petites histoires, leurs amours d’un jour, leurs films bavards, leur poésie vaseuse, leur publicité judaïque. Nous serons nous autres les servants d’un art qui piétinera la foule sous de tels tabous d’or qu’elle en crèvera, la gueuse, de jalousa atroce, de bave impuissante. Dès que possible, je commencerai un travail dans ce sens. Au sommet du mépris on trouve l’amour. Et c’est pour avoir totalement méprisé qu’on aime le mieux et qu’on est le plus indulgent. Mais point de tolérance envers l’erreur. Vingt ans de supplice chinois dans le cinéma commercial ou le théâtre hyper-existentialiste m’ont appris à me maintenir droit contre la vague. Il s’annonce prochainement des combats d’une ampleur, et d’un rire !
Pour aujourd’hui, c’est ici qu’on s’amuse à voir la gabegie issue des dogmes faux. Est-ce que ce peuple va continuer à supporter ses matraqueurs, ses imbéciles ? Ses traîtres ? Est-ce qu’un jour prochain il ne va pas prendre ses fourches pour bouter dehors les voleurs, et les profiteurs, et le « bandits » ? Pas de sang dans les veines. Du pus ! Où sont les Florentins d’antan ? Les héritiers de la République ? Voire ceux de la Révolution. Qui n’étaient peut-être pas les mêmes ! Quoique ! Enfin… Bonne nouvelle, on nous dit que le bourgeois se remue et est prêt à descendre dans la rue. Bravo. Il aura compris qu’on en voulait non pas tant à sa bourse qu’à sa vie. L’expérience aura été dure. Pour l’instant, le bavardage continue.
Est-ce que tu serais disposée à taper les vers d’un formidable éructeur d’aphorismes divers qui, tout à coup, avec une virtuosité insoupçonnée va se mettre à acclamer la vie neuve et bafouer les morpions de la gueuse. Il faudra vivre si haut qu’on perdra pied sur terre. Et c’est tant mieux. En restant dans la vie. Sinon pas drôle. De temps en temps on se paiera du camping dans une île déserte. Mais par goût de vacances. Pas plus. La cordillère des Andes ? Ça t’intéresse ? Et les îles du Chili ? Jusqu’au Cap Horn. On doit y faire des pêches extraordinaires. Est-ce que tu saurais gouverner un bateau ? Tirer au fusil ? Presser le manioc ? Jouer du tam-tam ? Danser sous la lune ? Peindre comme Gauguin des ciels rouges et des femmes vertes ? Affronter le Pôle Sud ? Chasser le grand papillon bleu ? Apprivoiser les serpents ? Chasser le puma ?
Alors si tu sais faire tout cela, et plus encore, nous t’emmènerions dans des voyages où nous découvririons l’infini à chaque pas. Car ce ne sera rien d’avoir exploré le monde entier à côté de celui qu’il faut découvrir par le seul jeu de son esprit. Les alpinistes et les marins sont de pauvres gourdes devant le poète qui escalade des marches d’azur, des étages de silence, des édifices de prières, des sublimités secrètes. On t’embrasse parce que tu as compris tout cela et tu n’en n’as rien dit. Tu as gardé pour toi le meilleur, comme un cœur trop gonflé qui attend qu’on le délivre. La lumière ne souffre pas d’être manipulée par des adorateurs impurs. Il te fallait atteindre le moment où le quartier s’éveille pour commencer à comprendre combien la vie dont on est le gardien est un trésor fabuleux à cacher aux hommes. Mon moineau, je t’embrasse avec tous mes bras et mon cœur si grand que tu n’as pas fini de tes promener. Aime-moi comme tu le sais. Je t’aime comme il se doit.
Fais-moi tous les plaisirs du monde et du ciel, dont le moindre est d’être toi-même, c’est-à-dire toute simple, si neuve, et si douce, et si silencieuse, et si patiente à m’écouter, et si réfléchie, car tu sais plus avec ton cœur que moi avec tous mes vertiges de mots. À te lire. Gros baisers.
J.
[1] Françoise de Foix (1495-1537), comtesse de Châteaubriant, femme célèbre par sa beauté. Elle laissa une image de femme amoureuse et désintéressée ce qui ne fut pas le cas de sa remplaçante dans le lit du roi François 1er. On raconte sur elle des aventures fort romanesques. Cependant quelques-uns contestent même sa liaison avec François Ier, et attribuent à Louise de Crèvecœur, épouse de Bonnivet, toute l’histoire qu’on raconte d’elle. (note de FGR)
[2] La seconde moitié du VIème siècle va être marquée par la rivalité entre deux reines, les célèbres Frédégonde et Brunehaut, rivalité qui bouleversera à maintes reprises la donne politique. De cette époque, l’histoire a retenu la multitude des crimes, des intrigues et des méfaits de Frédégonde qui, dès le Moyen Âge, acquiert le qualificatif de « reine sanguinaire ». (note de FGR)
[3] Scie : rengaine, répétition (« un éléphant ça trompe énormément »).(note de FGR)
[4] Déjanire, jalouse de l’amour de son mari pour Iole, décide de lui envoyer la tunique qui doit le rendre fidèle. Mais sitôt qu’il la met, Héraclès sent sa peau le brûler sous l’effet du poison de l’Hydre. Apprenant son erreur, Déjanire se suicide et Héraclès, ne pouvant supporter la douleur, fait dresser un bûcher sur le mont Œta où il meurt incinéré. Le terme « tunique de Nessos » est parfois utilisé en référence à cette légende pour désigner un cadeau empoisonné.
[5] Circé est une magicienne très puissante, qualifiée par Homère de particulièrement « experte en de multiples drogues ou poisons », propres à opérer des métamorphoses.(note de FGR)
[6] Omphale, dont le nom déifié signifie tantôt nombril du monde, axe, pierre angulaire, clé de voûte, messager des dieux, lien en la terre et le ciel est la « fille » de la rivière Lardanus. Elle devint l’épouse du dieu des montagnes, Tmolos (roi de Lydie), puis reine à son tour quand ce dernier fut encorné. Comme l’avait prédit la Pythie, Héraclès fut acheté par Omphale, une femme qui s’y entendait sans doute en affaires mais plus encore en hommes. Omphale avait acheté Héraclès comme amant, plutôt que comme un simple serviteur. Il devint le père de ses trois enfants Lamos, Agélaos, l’ancêtre du célèbre roi Crésus qui tenta de s’immoler lui même sur un bûcher lorsque les Perses s’emparèrent de Sardes et Laomédon. (note de FGR)
[7] Philémon et Baucis sont un couple de vieillards phrygiens qui frappe à mille portes, demandant partout l’hospitalité. Une seule maison leur offre un asile ; c’était une cabane, humble assemblage de chaume et de roseaux. Là, Philémon et la pieuse Baucis, unis par un chaste hymen, ont vu s’écouler leurs plus beaux jours. Ils ont vieilli ensemble, supportant la pauvreté. Philémon et Baucis émettent le souhait de ne pas être séparés dans la mort. Zeus les exauce: ils vivent ainsi dans le temple jusqu’à leur dernière vieillesse et mourant en même temps, ils sont changés en arbres qui mêlent leur feuillage, Philémon en chêne et Baucis en tilleul.
[8] Le contrepoint rigoureux (souvent appelé contrepoint) est une discipline d’écriture musicale classique qui a pour objet la superposition organisée de lignes mélodiques distinctes.