JM à JR (Fresnes 47/05/11)

 

Dimanche 11 mai 1947

Ma chérie,

J’ai bien reçu ton pneu hier et suis sûr que tu dois te démener là où il faut pour que tout se passe le mieux du monde. Nous avons déjà fait tant de pas sur le bon chemin qu’on arrivera bien au bout du sentier. Il faut avoir une confiance et une énergie absolue. Il n’y a rien qui doive nous émouvoir. La crainte est un très mauvais réflexe. Nous n’en n’avons point du tout, car nous sommes sur un terrain absolument solide. Ce sont des adversaires qui marchent dans du mou. Donc quelles que soient les apparences, ne t’en fais pas. Faisons tout pour le mieux, et pour le reste, que Dieu s’en occupe. Il sait fort bien ce qu’il fait. Il a déjà tout calculé, mis en place, décidé. Nous n’avons pas à avoir peur pour nous. Il ne nous veut pas de mal. Et les hommes doivent suivre, car il n’y a qu’une loi, qu’un seul principe qui gouverne tout. Sache-le. Et réjouis t’en. Dors tranquille.

Je te verrai sans doute mercredi, donc avant que cette lettre te parvienne. D’ici là tu m’auras dit tout ce que tu as fait, qui est sans doute très bien. Et puis, nous attendrons tranquillement. Nous sommes sûrs de nous, pas vrai. Alors ? Il n’y a pas à se tourmenter pour des bêtises. Je travaille donc ici en toute sérénité. Ça marche très bien. Mes poèmes sont maintenant au point. Je te prépare encore une liste de rectifications. Gabriella est quasiment finie, et j’en suis à la moitié d’un bouquin sur certains hérétiques ou mauvais plaisants religieux, une sorte de suite d’essais et portraits, terminée par un aperçu tout nouveau sur l’homme possible (en fait le réel, mais qui le saurait ?) [1].

Et je persiste à maintenir ma promesse pour Noël. Nous avons les meilleures chances de réussir là-dessus. Tous les pronostics coïncident. Encore un peu de patience. Tout arrive à point pour qui sait ne jamais désespérer.

J’ai beaucoup pensé à nous deux depuis que je t’ai vue, si gentille, comme toujours, si frisée, si simple et patiente au parloir. Pensé au mieux, avec beaucoup d’assurance et de précision. Je t’ai vue si heureuse et tranquille, délivrée de tous tes soucis présents, si sûre de la vie, si confiante et travailleuse dans le meilleur sens, élevée au point suprême, non point idéalisée mais réalisée, ce qui est tout différent. Il faut t’appuyer sans réserve sur la vie, savoir que nous ne sommes jamais abandonnés ni mal dirigés, et que si tu as été poussée vers moi, et réciproquement, c’est pour que nous apprenions tous les deux quelque chose. Il n’y a pas de hasard. Tout est bien déterminé par notre progrès si nous savons profiter des leçons qu’on nous donne, et cette épreuve sera pour toi comme pour moi l’occasion de progresser. Il a fallu déjà l’histoire de la Libération pour mettre au jour notre situation. Tu verras comme tout se déroulera normalement pour que tout ce qui nous sépare de ce que nous devons accomplir ensemble tombe et disparaisse. On ne peut pas échapper à cette loi qui veut qu’on se manifeste avec plénitude, au plus haut de nous-mêmes. Tu es ma femme et tu seras tout ce que tu dois être jusqu’à l’expression la plus absolue, la plus ultime de ta destinée. Nous avons encore un grand chemin à faire ensemble. Je t’embrasse. Mieux, je t’estime. Je t’aime, non seulement avec mon cœur, mais avec esprit, avec souffle.

18 heures.

Nous voici rentrés de promenade, et gavés (si l’on peut dire) de pommes de terre et de purée de pois. J’ai passé une heure de préau avec Cousteau, Rebatet et les ministres. On bavarde. On espère. On se réconforte. On se souvient. On commente. C’est un drôle de radeau de la Méduse quelquefois que ces prisons où les uns mangent les autres. Ici, c’est le contraire. On passe volontiers le cordial de l’optimiste au voisin. Et l’on sait encore rire, là où il faudrait quelquefois rester plus sérieux. Nos camarades condamnés à mort sont encore là. Après tant de mois. Est-ce un signe d’espoir ? La série rouge est-elle terminée ? Il faudrait bien que cela s’arrêtât un jour, sinon la vie terrestre ne serait plus viable. Évidemment si les communistes prenaient le pouvoir, cela deviendrait procédé quotidien d’épuration légale. Nous avons failli y passer, mais nous n’en sommes pas encore là. Cet après-midi en voyant le colonel Hardy [2] dans le préau, je ne pouvais m’empêcher de trouver la vie à la fois tragique et imbécile. Cet homme, qui était un de nos plus farouches adversaires, contre qui j’aurais pu me rencontrer moi-même (et le hasard avait fait que nous étions destinés à « travailler » ensemble vers la fin de l’Occupation et que nous nous sommes retrouvés ici. Nous aurions pu nous tirer dessus), partage maintenant le même sort que les « collabos », lui de la « Résistance », moi de l’autre côté, tous les deux dans la même prison ! Qui l’aurait cru ? Qui aurait dit que De Gaulle serait un jour traité de fasciste et bafoué publiquement par les hommes du même Thorez qu’il a remis au pouvoir ? Qui aurait dit qu’après deux ans de Libération, la France manquerait de pain et le désordre serait tel dans le monde qu’on n’envisage plus qu’une nouvelle guerre ? Qui aurait dit que l’Allemagne serait courtisée par ses adversaires d’hier au point de se faire renflouer au plus vite par le plus pressé ? Et bien, nous l’avons dit. Nous seuls avons osé le dire. C’est pourquoi on nous a soigneusement bouclés. La vérité est un explosif trop puissant.

Notre vie jusqu’à présent aura été un effort d’une ampleur démesurée. Il nous faut lutter contre tout à la fois et la pire des forces qui semble nous accabler est l’incompréhension du public, ou son indifférence. Pourtant il souffre, mais on lui a tant promis. Il a écouté tant de voix qu’il ne sait plus discerner la bonne. Qui saura le conduire vers la liberté et l’abondance ? J’ai fini Tristan et Yseult. C’est à la fois très bien et pas du tout ce que je cherche. Un amour personnel, une langueur préromantique, toute sensuelle et si dépassée aujourd’hui qu’on ne peut guère en tirer un sujet. Nous avons autre chose à faire qu’à magnifier de si piètres ébats. Sauf que le cadre est joli, les circonstances pittoresques, mais tout cela sonne le faux. Combien plus intéressante la mythologie, la guerre de Troie ou les héros antiques. Source beaucoup plus humaine, profonde, où l’amour ne joue guère qu’un rôle secondaire, mais où le tragique est toujours lié à la fortune des princes et des états. C’est le sort de l’homme qui se joue en face du destin, des dieux, des enfers (donc de son mal ou de son plus haut bien imaginaire), par ses rois, par les cris des peuples. Si Antigone n’avait pas été si rebattu, j’aurais pris ce thème, mais il y en a d’autres infiniment curieux qui peuvent être transposés et que j’ai notés. C’est tout ce que je peux faire ici. Il ne faut pas trop abattre à la fois. Et j’ai assez de travail à parfaire ce qui est esquissé. Mais je me suis préparé du travail pour au moins vingt ans, sans compter celui qui se présentera dès dehors.

Décidément tu ne veux pas lire aujourd’hui le livre que je te conseille. Tu sais que quand tu vivras avec moi je te le ferai apprendre par cœur et que Frédéric et tous les autres vivront de sa substance. Un gros effort ma chérie. N’aurais-tu pas confiance en mon choix ? Crois-tu que je me perds dans des nuées. Je ne suis pas si fou que les psychiatres le disent. Il se peut même que ce soient eux les fous, et moi, l’homme sage. Qui peut savoir qui est dans la vraie voie ? Ô fillette que j’aime et pour qui je veux tout le bien, laissez-vous aimer plus qu’avec des mots et souffrez qu’on vous indique un sentier de bonheur. Ouvre ton jeune esprit à des vérités éternelles, secrètes, éblouissantes. Tu comprendras mieux les autres et toi-même. Et ne voudrais-tu point, ne fut-ce que par curiosité, savoir ce qui est le plus grand motif de ma vie. Partager son pain avec quelqu’un, c’est partager sa pensée. Cette fois-ci nous n’errons plus sur des marais politiques, nous sommes sur un terrain réel. Il faut se rendre à l’évidence. Laisse-moi t’enseigner ce qu’on m’apprit de meilleur. Il me fait du bien de te donner cela comme un bijou du plus haut prix. Crois bien que je t’aime trop pour ne pas vouloir ton bien le plus pur. Et pour ce soir, avant de nous endormir tous deux, nous sentirons passer le même écho de tendresse et de paix qui calme toutes les angoisses et réjouit jusqu’au fond de l’âme, car tout tressaille quand on arrive à percevoir la voix la plus haute. Je t’embrasse avec tant d’affection que tu es plus qu’heureuse, transformée, sereine. Donne-moi ta main et souris. Je te chéris à flot de baisers secrets, de silence heureux, de toute bonté, de pure dévotion. Dieu t’aime et je tâche de t’aimer autant que lui.

Lundi, 14 heures.

Je viens de recevoir ta lettre de samedi soir et suis bougrement content, et te félicite, et t’embrasse. Ce n’est pas le destin aveugle, imbécile, père du Chaos et de la Nuit qui t’a mis sur ma route, fillette aux yeux vifs, mais un Amour immense, intelligent, bienfaisant, généreux, qui sait choisir ses dons, distinguer ses enfants et les réunir en récompense quand il les juge dignes de s’associer. Cette fortune là n’a pas de bandeau sur les yeux. Elle a vu un pauvre gars, poète, buté contre le monde, cherchant avec des longues-vues et des lampes quelqu’un sur qui déverser le flot d’une tendresse incomprise et elle est allée sonner à la porte d’une petite fille timide et raisonnable, et réservée, et toute menue, et loyale, et elle le lui a donnée pour qu’il en fasse la mère de tous ses enfants. Mais elle lui a dit : « Dès ce jour tu cesseras, gros garçon, de batailler trop dur contre un monde méchant et de perdre ton temps à des colères d’ermite. Tu as le droit et le devoir de laisser quelque fois ton amie te bercer ta tête trop chaude sur des genoux consentants. Il faut, certain jour, rentrer de la guerre et construire la paix avec elle ». C’est ainsi que les armes tombent des mains des furieux. C’est ainsi que nous autres, brutes, nous devenons des moutons, des agneaux de tendresse lucide, des anges aux robes vives qui savons envelopper de toutes les nuances de nos talents celle qui est la petite reine de notre vie patiente.

Ce matin j’étais réveillé depuis 6 heures. Probablement parce que je te sentais en route sur Fresnes. Tu vois comme nous sommes sensibles aux moindres choses qui  nous touchent. Ta visite chez les écrivains Combattants est amusante, mais ces messieurs ont-ils tant besoin de publicité pour leurs talents qu’il faille accoler une étiquette militaire. Je croyais que la seule vertu d’écrire était suffisante pour assurer à son auteur sa notoriété. Le cher Debû-Bridel [3] qui t’invita est un curieux personnage qu’on appelait « la tricoteuse » parce qu’on le trouvait régulièrement en train de fabriquer des chaussettes dans le métro quand il allait à son bureau. Il est devenu depuis un écrivain renté parce qu’il a figuré sur le char des vainqueurs. Tous ces résidus de mi-carême n’ont même pas été foutus de faire trois mois de prison, même le sieur Aragon qui, pour un communiste bravache, n’a jamais payé de sa personne. Quant à ton farouche résistant antimaçon, on peut lui demander de qui il se f…t. C’est très joli d’être antidémocrate quand il n’y a plus de risques. Aujourd’hui que les gangs rouges sont au pouvoir, on peut se permettre d’être dans l’opposition. Il n’y aura plus d’épuration. Mais hier nous recevions des paquets de menaces de mort, et des petits cercueils qui se sont traduits par des pénalités diverses. Tous ces gens qui nous diront à la sortie : « Nous avons bien pensé à vous ! Comme nous vous avons soutenus ! » me font un peu sourire. Les prisons de la IVème auront eu un sens infiniment plus révoltant que les camps de concentration allemands.

Pour les colis :

  1. N’oublie pas le méta désormais. Devient très utile et précieux.
  2. Tache de trouver une boîte de Vaniline contenant 50 pilules comme la dernière fois, ou tout autre parfum pour mon flocon d’avoine.
  3. Si tu peux trouver chez Fayard ou ailleurs le n°49, L’Orestie [4], Les Choéphores et Les Euménides (dans les petites brochures).

Pour le « Chantepie [5] », vois chez [illisible]. Ils sont si filous ! Il vaut 1.200 à la vente (je l’ai payé 250). Fais ce que tu veux.

17 heures.

Les pivoines sont superbes. Le colis parfait. Tu ne veux pas de compliments mais des vérités tendres. Chaque nœud de ficelle est un geste apprécié et je sais que tu m’envoies chaque fois plus que toi-même.

Puisque je t’aurais vue la veille de ce jeudi où tu vas me lire, je veux te redire ici tout ce que je n’ai pu te crier, ni te murmurer à voix basse, tout ce que nos yeux n’ont pu se donner tant les instants étaient comptés, tout ce qu’il faut pour compléter la brève minute où je t’aurais posé une question et où tu m’auras répondu « Oui ! », ou bien « Mais je ne sais pas, j’ai peur, moi ! ». Embrasse le Frédéric et dis-lui que son père compte sur lui pour te faire prendre patience. Être bien sage pour un enfant c’est toujours jeter les bras autour du cou de sa maman. On n’a pas fini de t’embrasser qu’on recommence.

J.

1] Ce qui devrait probablement finir sous le titre de La Cuve à serpents.(note de FGR)
[2] René Hardy (procès le 20 janvier 1947 et acquitté le 24 janvier suite à l’affaire de Caluire et de Jean Moulin). Suite à un nouveau témoignage il sera à nouveau arrêté le 23 mars 1947, il avouera avoir menti, avoir bien été transféré après son arrestation, par Barbie à Lyon et relâché le 10 juin 1943. Son nouveau procès s’ouvrira en avril 1950.(note de FGR)
[3] Jacques Debû-Bridel, homme politique français, membre du Conseil national de la Résistance), député (1944-1945), sénateur gaulliste (RPF) (1948-1958), fut un des leaders du gaullisme de gauche (Union démocratique du travail). D’abord proche de Charles Maurras et de l’Action française, il devient membre du mouvement Le Faisceau et se joindra ensuite à la Fédération républicaine de Louis Marin. Militant anti-nazi dès 1935, il entre en résistance dès octobre 1940. En 1947, il rejoint le Rassemblement du peuple français (RPF) fondé par le général de Gaulle. (note de FGR)
[4] L’Orestie est une trilogie dramatique d’Eschyle. Elle est composée de trois tragédies centrées sur la geste des Atrides : Agamemnon, Les Choéphores et Les Euménides. (note de FGR)
[5] Peut-être « Angèle ou le dévouement filial » de Marie Leroyer de Chantepie (note de FGR)