Samedi 28 juin 1947
Ma petite fille chérie,
Jamais je ne t’ai autant aimée d’un amour si pur et si impersonnel, avec autant de bonheur et de patience. Je t’ai vue bientôt assise près de moi, chez ma mère où nous déjeunions, Frédéric sur mes genoux. J’ai tenu ta main dans ma bonne patte pleine de grosses promesses, de virilités saines. J’ai serré ta taille aimée, et devant l’Univers entier j’ai proclamé qui tu étais : ma femme mienne ; celle qui m’a suivi dans la plus grosse épreuve et qui a souffert dans l’ombre, attendant le jour du repos et du triomphe. Il viendra. Il vient, même si auparavant il est encore de durs moments. Il faut bien qu’il vienne et que les prisons éclatent sous le souffle pur des honnêtes gens, sous la pression de la générosité du vieil esprit chrétien qui sait reconnaître les siens jusque dans les bagnes, sous la nécessité de libérer ceux qui sont purs et savent construire le monde de bonheur qu’il faut. Je travaille en paix ici à mettre au point toutes sortes de travaux dont le meilleur est de te préparer un cœur neuf battu, tout luisant comme une armure d’argent et or, où tu pourras nicher le plus précieux de toi. Voilà que nos sentiers se rapprochent. Je sens déjà le bruit de ton pas au loin, si menu, sous la lune qui bénit la haute montagne altière. Tu passes au sommet du mont comme une vapeur embaumée,, un envol preste, tandis que mon soulier vaillant mord le caillou pour mieux broyer la fatigue. Au petit jour je te trouverai assise contre le rocher qui domine la plaine. Le soleil aura lavé tes larmes. Tu seras si pleine de bonheur tendre que je n’aurai qu’à te prendre contre ma poitrine brûlante d’effort, et nous compterons au loin les maisons de la vallée, les pics qui mangent le ciel, les failles et les gouffres, les lacs que la brume estompe, les nuages qui s’en vont se faire bénir par la lumière ardente. Tu ne diras rien, puisque tout est dit. Tu n’auras plus peur puisque la nuit est morte. Tu oseras sourire puisque la Terre éclate de joie sans limites, et nous scellerons ce premier jour de conquête sur l’épreuve morte d’un baiser plus vrai. Est-ce que tu m’aimes avec un cœur qui ose se briser pour donner davantage, qui ose chérir l’humanité entière pour acquérir le sens de l’infini, qui est si rempli de l’esprit de don qu’il ne s’écoute plus lui-même et n’a plus d’avidité pour recevoir. Tout ce que j’ai est à toi, plus que mon amour, ma présence ; bien plus que mon désir, mon humble dévouement ; infiniment plus que ma pensée, ma confiance active. Je sais que tu es bénie par tout ton propre cœur. Petite fille, tes yeux sont plus profonds que la joie.
Je ne veux plus te voir nerveuse, angoissée, comme au dernier parloir. C’est l’image que je chasse à jamais. Toujours heureuse, toujours intelligemment ouverte à la vie, Jeannette est si forte dans la compréhension de la présence quotidienne de la joie sereine qu’elle ne peut rien éprouver qui soit moindre qu’un ciel toujours bleu. Ce samedi soir je suis donc avec toi sans réserves. Nous passerons encore de grandes soirées à vivre le meilleur de nos pensées les plus hautes, dans des torrents de musique, ou des infinis de silence. À toi toute entière. Dors comme une princesse, si heureuse des bénédictions que les fées les meilleures jetèrent sur son berceau. Tu n’as pas fini de les compter dans l’éternité où nous sommes déjà dès maintenant. Je t’aime.
Dimanche, 18 heures.
J’ai cherché tout à l’heure comment je pouvais t’aimer plus qu’hier. Et je me creuse la tête. Si je lui disais que ceci, ou que cela, ou que ce matin, ou bien que ce soir… de quoi lui parler ? De ses yeux ? De ses boucles d’oreilles ? De sa petite main ? De son cœur qui bat, qui bat ? De son oreille qui s’ouvre à tous les mots câlins ? De moi ? De nous ? De demain ? De toujours ? C’est un fait que je t’aime beaucoup plus qu’hier, parce que j’ai pensé à des tas de choses toutes neuves et que je découvre chaque jour en toi une qualité de plus. Tu vas être si parfaite qu’on te mettra sur la cheminée pour l’admiration des enfants et des voisins, ou bien, on t’enfermera comme un trésor dans un palais sévèrement gardé. À moins qu’on te montre à tout le monde en disant : « voilà la femme idéale, celle qu’on aime le plus au monde parce que c’est ainsi », sans explications. Et puis non, tu n’es pas faite pour être traînée en place publique comme spécimen de tous les avantages. Je vais tout simplement te mettre dans ma poche gauche. Mon moineau !
J’ai recommencé à écrire des poèmes. Voici que je tombe sur ceux écrits il y a deux ans. Déjà deux ans !!! Et nous sommes encore là à tourner dans la cage aux fauves. Encore un peu de temps et cela fera trois ans. En vérité nous aurons été bien haïs. Que le monde veut donc du mal à ceux qui lui veulent le plus de bien. Mais la France est un pays dans lequel on ne peut plus prononcer le mot « ordre » (spirituel s’entend) sans se faire insulter. Je crois avoir changé de manière, évolué beaucoup, dans le meilleur sens. Plus du tout d’amertume. Plus de « sursauts ». Des chansons, de tendres mots, de douces images. Un peu en vrac. Mais cela fait beaucoup de bouquets de fleurs en fouillis. Un jour je composerai une fresque, ou un grand tableau, en vers. Pour l’instant nous en sommes aux pochades.
Veux-tu bien m’envoyer un petit pot de colle de bureau, avec pinceau adéquat. Merci. Baiser sur les cheveux. Je tiendrai ma promesse de Noël. Si Hypodamie est terminée, mets-en un exemplaire chez ma mère, avec un des Barreaux et un de Lancelot (je suppose terminé aussi). Puis dès que Le Jour et la nuit seront faits, idem. Ainsi de suite. Surtout pas tous les œufs dans le même panier. Je t’en prie, écoute-moi là-dessus. Tu veux bien que je dorme tranquille, pas vrai ?
Lundi.
Bien reçu magnifique colis. Déjà tout rangé. Beau bouquet œillets. Déjà tout respiré, compté, apprécié. Attention, plus de poudre à raser jusqu’à nouvel ordre, plus de cire non plus. Pour le reste tout est parfait. Dis à ma mère qu’il est peut-être inutile de m’envoyer mon costume blanc avant quelque temps. Qu’elle attende. On verra la prochaine quinzaine. Surtout ne m’envoyer pas plus dans le colis. J’engraisse terriblement. Il faudra se remuer beaucoup pour faire tomber tout ça.
J’ai rêvé cette nuit que nous voyagions ensemble, que nous habitions ensemble à la campagne, que nous nous promenions ensemble au bord de la mer, dans les bois, partout, que tu n’étais pas trop mécontente, que tu acceptais volontiers toutes mes suggestions et que nous nous entendions bien. Rassure-toi, Catherine viendra. Je la vois d’ici.
On vient d’appeler la promenade. Je n’y vais pas pour terminer ma lettre. Et puis, pas très intéressante. Depuis mon changement je ne suis plus avec les camarades ministres, et le niveau n’est pas le même. Braves gars, mais on les connaît, pour les entendre huit heures par jour hurler des aménités par les fenêtres. Du bon troupier. Pas méchant quand il n’a pas de mitraillette sous la main.
Nous avons l’impression que les évènements s’activent. Tant mieux. On parle de plus en plus d’amnistie. Je persiste à n’y pas croire. Il y a bien d’autres choses en l’air. Cet été sera plutôt chaud. On n’est jamais généreux par trop grand soleil.
Tu ne me racontes plus d’histoires de Frédéric. Il doit pourtant parler beaucoup. Ne m’écris plus de pneumatiques, sauf urgence. L’Administration prétend nous régenter notre mode de correspondance et distinguer ce qui est urgent de ce qui ne l’est pas. Donc obéissons sans murmure. Il faut passer dans les clous ou ne pas vivre dans le monde dit civilisé.
J’ai déjeuné hier avec mon pasteur. Brave homme qui ne connaît rien à la politique. Il m’a rapporté les propos d’un ancien « ami » qui appartenait à une certaine organisation où l’on m’en veut beaucoup. Les braves gens ! S’ils savaient comme je les plains et préfère être à ma place. Un jour viendra… Ils ont toujours tout gâché et 47 est bien pire que 40. À propos, que dit notre ami Brass[art] ? Fais lui mes amitiés. Est-ce qu’il est toujours aussi socialiste [1] ? Ses amis au pouvoir sont de fiers compères. Ils ont brillamment réussi !! Il n’y a pas qu’eux. Tout le monde s’en est mêlé. Jusqu’à présent je n’ai jamais connu qu’un seul gouvernement honorable. C’est celui dont je recueille ici les souvenirs. Il apparaîtra composé, rétrospectivement, d’hommes de valeur incomparablement supérieure à tous les crabillons de la démocrassouille. Tu verras que finalement c’est Benoist-Méchin qui aura raison.
Je viens d’étudier ma leçon de Science Chrétienne et te conseille d’en faire autant. N’attends pas que je te l’explique moi-même. C’est comme la musique. Si nous devons jouer un jour à quatre mains, tu peux commencer à apprendre le piano sans moi. Ce sera toujours autant de gagné. Je crois que je serai meilleur professeur pour toi que ma très chère et très brave mère qui, souvent, répète des mots. Mais tu l’apprendras Jeannette chérie. Ne crois pas que, si fine mouche sois-tu, tu pourras esquiver cet énorme travail de réfection de la conscience. Ma femme doit marcher du même pas que moi. Question d’honneur. C’est un ordre qui vient de plus haut que nous. Il le faut. Ne fais pas la moue. Je t’embrasse si gentiment et longuement. J’ai tant de tendresse, tant d’affection pour toi que tu ne sais plus que dire merci, parce que tu es heureuse, bien plus encore que tu crois. Moi aussi.
Viens me voir jeudi 10 juillet. N’oublie pas de me féliciter pour mes 45 ans que j’aurais eus depuis deux jours. Bons, gros, grands, immenses et minutieux baisers. Je serre le Frédéric sur mon cœur. Dis à ta maman qu’aussitôt libre j’irai lui demander ta main.
J.
[1] La réponse est « oui » sans ambiguïté car j’ai parfaitement le souvenir que mon parrain appartenait à la SFIO et qu’il fut fier quand André Le Troquer me remis mon prix d’honneur lorsque j’étais à l’école communale de l’angle boulevard Diderot/avenue Daumesnil. (note de FGR)