Samedi 20 septembre 1947
Petite fille chérie,
Tu vois, on t’écrit déjà dès le samedi matin. Preuve qu’on pense à toi un autre jour que celui du courrier. Tu n’en n’avais pas douté. Mais il fallait prouver.
J’ai été ravi de ta dernière visite et si amusé, et si content de ta révolte enfantine « je ne veux pas ! Je ne veux pas du tout ! » Voilà qui promet. Tout à coup cette Jeannette qui était toujours si obéissante pour les petites, les menues choses de la vie, qui était la plus dévouée et la plus ardente quand il s’agissait de services tout humains à rendre à celui qu’elle aime, se cabre quand il faut se dépasser et envisager de vivre sur le plan du dessus, où l’on n’est point sauvageonne, où il faut aborder les grands problèmes avec un esprit quiet, où il faut se donner la peine de lire, et de comprendre, ce qui est la vérité fondamentale de l’existence, où l’on brise son égoïsme pour manifester plus d’amour encore, où la vie vaut la peine d’être vécue dans la beauté et le désintéressement, dans la compréhension profonde de l’homme. Révolte grave ? Révolte enfantine ? Caprice de petite fille ? Entêtement buté de personne farouche ? Décision absolue d’intransigeante ? Je ne te demande pas de faire un pas contre ta volonté, mais contre ta volontaire ignorance de choses qu’il faut savoir, tout comme les mathématiques ou la chimie, ou la moindre musique. On ne peut vivre en dehors de tout. Ce serait du « rousseauisme » et je ne crois pas au bonheur d’un ménage de Robinson Crusoë. Trop égoïste tout cela. Il faut vivre avec les autres et en conformité avec un Principe élevé.
Voyez-vous la méchante qui pense « hier, il se trompait avec sa politique ! Il doit se tromper aussi avec sa métaphysique. Cet homme que j’aime bien se trompe tout le temps ». Voilà comme on juge les apparences. Et bien, pour confondre l’impudente, nous lui répliquerons : « hier, nous ne nous sommes point trompés sur la politique, mais sur les faits militaires (ce qui n’est pas grave). Aujourd’hui, tout nous donne raison en politique, parce que déjà nous avons une idée suffisamment juste de la métaphysique qui conditionne et juge tous les évènements humains selon une loi divine. Et même si nous nous trompons un peu, le Principe nous ramènera dans le chemin avec rigueur, car il ne tolère aucune faute. Il n’y a pas d’erreur en logique chrétienne. »
Et puis, il faut que Jeannette nous suive non pas comme une petite bonne femme passionnée et amourachée, mais comme une compagne compréhensive. La vie commune doit être basée sur autre chose qu’une passion personnelle, qu’un prurit des sens, ou même qu’un très grand amour humain toujours exclusif. Elle n’est pas seulement une association de peau, ou d’intérêts, mais d’idées, de pensées parallèles, non pas toujours par l’intellect mais surtout par le cœur. Je suis très exigeant. Vos-tu. Je voudrais qu’on m’aime au-delà du possible humain, comme moi j’aime au-delà du possible. Tous mes parents étaient des chrétiens ritualistes. Ils n’avaient de la divinité qu’une pauvre conception. Moi-même j’ai été élevé selon le dogme. Mais en route je me suis amusé à flairer dans les philosophies jusqu’au jour où il a fallu revenir à un point de départ plus juste. C’est très dur de remonter une pente, d’obéir, mais on a sa récompense. Et j’ai eu la mienne.
Dimanche 21 heures.
Et la mienne est de t’avoir trouvée, de te voir te développer, mûrir, de savoir que peu à peu toute la création parfaite se manifeste en toi, par toi, d’éprouver ton sommet d’amour, ta cime de tendresse, l’aube de ta nouveauté.
Je regarde en ce moment les débris d’un lapin dans quoi j’ai mordu comme dans un fruit d’amour. Peut-on dire des choses aussi froides, aussi métaphysiques en face d’un si cher lapin ? Et pourtant, qui a fait cuire le lapin, sinon l’amour ? Qui a acheté le lapin, sinon la tendresse ? Qui a eu l’idée d’envoyer le lapin, sinon le dévouement ? Qui était joyeuse de son geste, sinon l’affection ? Qui s’exprimait par tous les présents d’un tendre colis, sinon la joie d’aimer ? Tu vois bien que, tel monsieur Jourdain et sa prose, tu es divine, chrétienne sans le savoir, et qu’on ne te demande pas autre chose que d’être toi-même, bonne, bienfaisante, pure, patiente, et de le penser, et de l’affirmer, et de t’y appliquer, non point avec des mots, mais des silences, non point avec des dogmes mais des idées lentes, non point avec des génuflexions , mais de la musique intime.
Ne crois pas que je te ferai vivre dans un petit coin trop caché. L’Évangile dit « Vous êtes la lumière de monde (mamzelle). On ne met pas la lumière sous le boisseau, mais sur la montagne pour qu’elle brille devant les hommes ». Voilà bien de quoi vaincre toutes vos timidités, votre caprice à ne pas vouloir ceci, cela. Il faut obéir sans conditions. Et l’on ne vous embrasse que si vous êtes sage.
Alors, je t’embrasse tout de suite. Tu es trop gentille. Pas de moue. Je vois tes larmes de bonheur.
Lundi.
Une demie vient de sonner dans la nuit. Sous ma petite lampe à la lumière tamisée, je regarde une silhouette fine dans l’embrasure d’une vieille fenêtre de château fort. C’est par là que les archers envoyaient sur les assaillants des pluies de flèches rapides. C’est par là qu’on regarde maintenant la douce campagne qui supporte avec ironie les plaisanteries macabres des hommes.
Au loin, dans une cellule, des miliciens ou des SS chantent un vieux refrain européen à mi-voix. Le métro passe au loin. J’entends ce bruit depuis deux ans et demi. Il me rattache à une capitale chère où vivent des êtres aimés. Où vivent-ils le mieux. Dans ce royaume de Dieu si proche où l’on voit passer de temps à autre une robe féminine, où l’on sent le souffle d’un cœur qui rit comme une fillette gonflée de paix, où toutes les mèches blondes d’un Frédéric se dressent dans le vent du matin.
Ce soir nous avons su qu’Auriol lançait un appel désespéré aux nations qui vont s’affronter. Demain nous serons peut-être encore jetés dans la tempête géante. Il nous faudra traverser des flammes dévorantes. Nous avons l’habitude de ces combats. Sans cris, où les hommes s’entre-tuent avec précision, et où le grondement des explosions martèle la terre pour lui rappeler sa dureté native. Il nous faudra fuir la terreur en protégeant tout ce que nous savons de nos bras jamais assez larges. La rage des brutes ne connaît plus de bornes quand il s’agit d’être puissant sur les autres et de piétiner.
C’est pourquoi, ma Jeannette si douce, je pense à toi avec plus de bonheur que d’habitude. Nous revenons maintenant à la norme du combat géant. La guerre s’était assoupie. On l’avait endormie, parce que des hypocrites s’étaient installés sur les ruines criantes à la victoire. Et tout à coup, l’ennemi a montré sa face d’hyène. Qui avait raison de le désigner hier ? Nous avons pris tous les coups pour avoir trop dit qui il était. Heureux suis-je de pouvoir rester pour accomplir tout mon devoir dans une heure propice. J’ai conscience de plus en plus d’avoir été hier dans la vérité, d’être aujourd’hui dans la vérité. Tu ne peux savoir comme trois ans de prison et de dangers tenaces exaltent un homme. Il me semble avoir de plus en plus tout le courage, pour avoir abandonné toute crainte, pour oser affronter toutes tempêtes, pour être d’un calme absolu devant la pire des vagues.
Il me semble de plus en plus que je tiendrai ma promesse. Ce ne sera pas dans la paix. À moins que… Je crois que nous nous reverrons dans des moments difficiles. Veux-tu bien envisager tous déjà pour pouvoir te mettre à l’abri très rapidement. On m’a promis une voiture… Mais…
Je te demande surtout une chose, c’est, quoi qu’il arrive, de rester absolument calme, de ne t’affoler jamais pour quoi que ce soit, de savoir que nous nous ne quitterons jamais, que nous sommes destinés à accomplir ensemble de grandes choses, toi toute petite avec ta finesse, et ton cœur, et ta loyauté, et moi avec tout mon amour sans réserve. Il faut comprendre qu’une force pareille, une union pareille, personne ne peut la dissoudre. Il faut m’aimer par-delà toi-même, par-delà la terre, par-delà les murs, par-delà l’espace. Je sens qu’il y a chez toi le feu d’un grand sentiment qui cherche à éclore. Tu veux renaître, ou naître dans un amour si total qu’il exclut toute petitesse humaine. Il faut bien qu’on te montre les fleurs qui s’ouvrent dans tes mains.
Ma journée a été pleine. J’ai repris contact si intensément avec la vie, il me semble que rien n’arrête plus le cours d’une activité féconde et qui ne peut s’interrompre. Nous sommes destinés à des merveilles. Il faut bien que les ailes s’ouvrent. On la perdra de vue la gueuse de planète, avec ses stupres et ses guerres, et ses relents de haine humaine. Tous les faux dieux s’accordent, mais il coule quelque part, le long de l’oreille amie une source d’une telle musique qu’on en oublie toutes les douleurs du rêve, toutes les stupidités de nos violences. On ne pense même plus à châtier le démon car il s’évanouit dans la nuit de son ricanement. Ce n’était rien. Cette terre était une fumée de soufre et de feu. Il n’y a plus que le visage cher de Jeannette, tout pur, tout ruisselant de lumière bénie, tout paisible de paradis retrouvé, qui s’anime si délicieusement sous la lampe du soir qu’on reconnaît en lui l’ange de toujours. Tu es bien telle que je rêvais. Je te sens vivre en moi depuis l’enfance. Tu es celle que je caressais sur mon oreiller quand j’avais les douze ans de mon innocence pleine de promesses grondantes. Tu es celle qui tournait constamment le coin de la rue et que je n’ai rattrapée au vol qu’un jour de chance, au hasard de la sortie d’une maison de cinéma. Tu es celle qui était sur tous les toits, dans tous les nuages, entre toutes les pages des livres. Quand je lis aujourd’hui le Cantique des cantiques, c’est toi qui chantes, celle dont Dieu a besoin pour exprimer toute sa grâce la plus silencieuse. C’est toi. J’aime quand ton cœur s’arrête de battre, parce qu’il se passe de grandes choses dans le ciel. Aimes moi tant que tu peux. Tu ne te reposeras jamais sur une herbe aussi tendre que ma compréhension toute fraîche. Je te sais si heureuse. On t’embrasse. Regarde comme il fait beau dans le cœur tout plein de bleu. C’est la lumière de toujours. Baisers chéris.
J.