Dimanche 14 septembre 1947
Ma petite fille toute chérie,
Bien sûr que je pense à toi tous les jours. Bien sûr que je pourrais commencer ma lettre dès le lundi matin et dévider sans arrêt des mots jusqu’au dimanche soir. Je n’aime pas qu’à moitié, moi (toi non plus. Je sais). J’ai le souffle qu’il faut pour que l’amour coule sans arrêt et à flot importants, et toute cette vapeur brûlante de tendresse s’envole en gros flocons vers la bien aimée, vers la toute aimée, vers celle qui a ma confiance et sur qui je construis, vers celle à qui je pense comme à l’étape la plus importante du cœur. Cette fois-ci, tout me semble sérieux. Il va falloir manifester toutes les qualités intimes cachées jusque là aux curieux, se dévouer à fond, trouver à l’infini, chaque jour, chaque heure, le motif naturel d’aimer davantage, découvrir que derrière la personne il y a la totalité du bonheur, l’illimité de la tendresse, l’éternité de la patience heureuse. Je t’embrasse par tous les coins et recoins de l’âme. Tu sais qu’il ne faut point trembler devant une affection géante. Toi aussi tu es une source. Et nous conjuguerons nos soupirs et nos élans.
Je reçois bien toutes tes lettres. Je les reçois avec joie, les lis en hâte, puis les relis lentement, puis examine chaque phrase, puis tâche de percevoir la résonance profonde de chaque mot, puis la situe dans le temps et l’espace, puis la dépouille de son éphémère pour en garder la seule essence, puis en trouve la teneur grande. C’est ainsi de tout. Il faut toujours chercher à travers ce qu’on nous dit ce qu’on veut nous dire, et derrière ce qu’on veut nous dire, tout ce qui viendra. Tu es loin de m’avoir tout dit. Tu es encire toute petite à côté de l’immense bonne femme que tu seras demain.
Sais-tu que j’entreprends un travail immense. Au moins pour 25 ans de plein labeur. J’ai devant moi de quoi occuper mes jours et nuits avant le repos que je prendrai le jour où les travaux humains seront trop petits pour moi, et où il ne s’agira plus que de penser si haut que les voix de la Terre ne nous parviendront plus guère. D’ici là, 25 ans de travail plein, soit de 45 à 70 ans. Toute une jeunesse ! À côté de qui ? Au milieu de qui ? Que d’enfants autour de nous. Tu aimes mettre ta tempe contre la mienne ?
Et le soir, après le labeur, nous veillerons tous deux près de la lampe, en pensant au lendemain avec douceur, au présent avec émotion, au bonheur qui court les veines et les rues, dans le silence à peine troublé par les cœurs qui battent. Nous saurons savourer tout l’instant riche, si riche qu’il nous emplira la gorge de miel des plus hautes cimes. Ta vie sera musique et la mienne puissance. Le même rythme peut se traduire en force et légèreté. Il faut des notes hautes et basses dans l’orchestre. Tu seras tous les arpèges. Je serai toute la basse mélodie. Tu seras toute la finesse. Je tâcherai d’être le gros œuvre.
Sais-tu Jeannette, ce qu’il y a dans le geste des doigts entrelacés, quand on prend entre ses antennes et ses désirs ce que vous offre d’indécis et de confiance la femme aimée ? épouser quelqu’un, c’est pouvoir regarder le ciel bleu du même œil, vivre la même attente silencieuse derrière la vitre où tambourine la pluie, rire devant le feu du bois du même rouge joyeux, ou s’enfuir du même pas vers les pays où l’air est plus libre que dans les recoins trop noirs de la vieille Europe croulante. Épouser quelqu’un, c’est sentir ce qu’il va penser avant qu’il le pense, prévoir qu’il arrivera à tel carrefour dans tel temps donné et s’arranger pour s’y trouver sans avoir l’air de l’attendre comme si le hasard faisait si bien les choses que les routes et les pas se combinent, et que la vie à l’air de se dérouler selon un plan divin. C’est obéir non point à l’autre, mais à la loi qui commande l’un et l’autre de sorte qu’il n’est nul désaccord possible envers la loi. C’est trouver le « la ». C’est accorder son violon de cœur à l’amour qui bénit et non à celui qui épuise, au désir qui sustente et non à celui qui avilit, au régime de la bienfaisance intime et non à celui de la fontaine aventureuse. Aimer quelqu’un, c’est regarder partout où il ne peut voir et guetter l’ennemi, l’argument pince-monseigneur qui veut fracturer la conscience candide, et garder farouchement la porte par où défilent les intrus ou les visiteurs amis, c’est-à-dire les pensées bonnes et mauvaises, les jalousies et les confiances, les fées noires et blanches, et à admettre que ce qu’il faut pour que le cœur soit toujours pur de chagrins. Épouser, c’est construire ensemble.
Je t’ai embrassée tous les soirs et tous les matins de cette semaine. Tu me parais de plus en plus calme et dévouée. J’ai revu ton petit bonnet chaque jour, et ton profil, et tes yeux francs, et ton sourire. Tu me plais infiniment. Sache-le. Sache-le bien. Appuies-toi de tout ton poids sur cette puissance sans mesure. Elle n’est pas personnelle. Tu la trouveras toujours, parce qu’on t’aime infiniment plus que tu crois.
À demain. Bonsoir. À demain. À tout à l’heure. À bientôt. À maintenant. Oui. Non. Oui. Oui. Oui. Patience. Cœur gros de tout. Tes fleurs tiennent encore. Rien ne meurt. Tout grandit. Toute la vie est là. Je suis là. Toi. Moi. Nous. Il n’est rien de perdu. La merveille c’est le présent. Tout l’amour est pour aujourd’hui. Toujours. Baisers.
Lundi 20 heures.
Un mirliton joue au dehors. La température est chaude comme en été. Depuis ce matin je pense à toi d’une façon toute spéciale. La maison que nous habiterons est toute prête. Le plan est là. Elle est choisie tout spécialement pour abriter un bonheur fantastique, et si simple, si enfantin, un bonheur de grand détachement de tout. J’ai l’avantage de pouvoir habiter maintenant soit une tente, soit un palais, au hasard de l’incident. Un fossé me suffit, un royaume n’est pas assez grand quand il faut se décider à manifester son goût. Le meilleur château est au dessous mille fois de ce qu’il nous faut. Nous habitons nous autres l’infini, l’espace mental illimité, auprès de quoi les plus somptueux de la Terre ne sont que jouets d’enfant gâté.
Tes fleurs sont splendides. Elles ont repris puissamment. Je les détaille une à une jusqu’à plus soif. Bonne, excellente journée. Les journées où je t’écris sont toujours joyeuses. Je mets dans ces pattes de mouche plus que ma tendresse, tout mon plaisir sans péché, toute ma gratitude pour les merveilleuses choses que tu me donnes. Il me suffit de penser à toi pour être content, satisfait, plein d’un souverain don.
Merci pour le colis d’aujourd’hui. Veux-tu bien penser pour le prochain lundi à mettre
- un tube de pâte dentifrice
- un flacon de Vademecum [1].
Fais-toi rembourser par ma mère. N’oublie pas jeudi de me demander s’il y a des livres à remporter. Je compte t’en donner un paquet. Parle-moi aussi de mon Anthologie poétique et diverses autres choses.
Car c’est toi qui vient dans la cage. Sache-le. Voila. Tu es contente ? Moi, oui.
Tu ne m’as pas écrit depuis trois jours.
Je suis très remué ce soir par des tas de choses que je ne puis t’expliquer par lettre. Plus tard, quand tu seras grande fille. Choses intimes, toutes individuelles. Ne concerne que des problèmes de la plus haute importance métaphysique. Mais il y a des jours où les cieux se déchirent, où l’on se découvre tout à coup pauvre petit animal, alors qu’on se croyait grand homme. Et ces jours-là, il faut être humble et porter la croix. Il faut à la fois croire et subir, et se réjouir, et se reprendre, et travailler.
Nous sommes en plein travail. En plein repos dans le mouvement, dans l’action tenace.
Et très loin d’une certaine affaire qui dort, parce qu’il n’y a plus moyen de la réveiller. Qu’en ferait-on maintenant ? L’épuration n’est plus à la mode. Trop duré. Et puis tout se retourne contre ceux qui croyaient être très malins. Et qui ne le sont guère. Tenons bon. Il s’agit d’atteindre fin novembre sans encombre. N’en demandons pas plus pour l’instant. Tout est possible. Oui ? Alors, c’est dit.
Tu t’occupes, fine mouche ?
N’oublie pas que je t’ai promis ta villa, si grande que tu seras obligée de t’arrêter trois fois pour en faire le tour. Et une parc immense pour tous les Frédéric, et les Catherine, et tous les petits anges dont tu rêves un peu trop. Les anges, les vrais, sont si près qu’ils béniront tous les rêves et t’amèneront doucement à la vie parfaite.
Voici la lumière éteinte. À la flamme de la bougie rose (mais quelle flamme ! Romantique ! Musset écrivait aux bougies. Il n’y a pas si longtemps que tous ceux qui ne pensaient que la nuit vivaient d’un peu de cire et d’une mèche de coton. Combien de chefs d’œuvres enfantés sous la lumière jaune au centre bleu si bleu qu’on y voit tout un ciel naissant, un soleil de poche. À la flamme donc de cette bougie précieuse (ne manque pas d’en mettre une autre) je vais lire tout à l(heure Balzac puis la Bible. J’ai cette nuit des pressentiments prodigieux. Il se produira des choses. Ce que c’est que d’être guéri d’une erreur monstre. À la flamme de ta bougie, brûlante comme ton amour, trop brûlant (je ne m’en plains pas, c’est avec le feu qu’on forge tout), je continue à semer des mots le long de ta route. Ils lèvent comme le meilleur blé ou les plus belles fleurs des champs. Ils sont les arbrisseaux de demain, les peupliers, les chênes géants d’après-demain. Ils parfumeront tous les jours de ta bienheureuse existence quand il faudra vivre de tout cet amour semé et mûr, et prêt à être engrangé, quand il faudra secouer tous les arbres fruitiers du jardin, quand tous les troupeaux que nous avons vu naître courront sur la plaine, à n’en plus finir, heureux d’avoir grandi dans la liberté de leurs dons, et sous le jouet de nos tendresses.
Je te salue, parfaite petite fille. Je t’embrasse sur toutes les joues de ta gentillesse, sur tous les yeux de tes espoirs, sur toutes les lèvres de tes douceurs. Tu es si bonne qu’on te chérit comme un astre quotidien. Tu es passée dans le sang de ma vie. On te sent couler, vivante. À jeudi. Mille et mille fois, sans cesse le même mot : oui !
J.
[1] Vademecum : marque de produits cosmétiques (pour les dents et gencives) vendus en pharmacie, lancée en 1892, rachetée en 1992 par le groupe Henkel et existant toujours (Vademecum Bio…)