Dimanche 1er février 1948
Ma petite fille silencieuse chérie,
Je suis comme sœur Anne : l’herbe qui verdoie, le soleil qui poudroie, rien sur la route. Monsieur Marlborough c’est le facteur. Est-ce que quatre écuyers vont m’apporter enfin la lettre de notre amour vivant ? Où es-tu petite lumière vive qui clignote au vent des orages mondains, puis t’affermit contre la bourrasque pour me guider dans mon pèlerinage sombre ? Tu es ma petite lumière et tu ne disparais pas dans la grande lumière où l’on trouve la joie de durer et de suivre et de fouler les démons.
Ma cellule est encore pleine de tes fleurs de ces quinze derniers jours. À quoi je me réjouis de rajouter demain les trois pétales et brins de mousse qui sont le soleil de l’esprit. Que les fleurs aident à vivre ! On se repose sur ces chiffons de soie vivante, sur ces explosions de tendresse colorée. L’œil boit, mange sa vie secrète dans les épanouissements limpides de ces bestioles végétales. C’est le ciel en pot, la forêt sous la main, le jardin sans limite. Car, par un œillet, j’ai tout le Japon. Par une anémone, toutes les provinces de France, par l’asparagus, des millions de sapins dressés contre un ciel riant. Et ce soir j’irai dormir au fond des corolles, comme dans le creux de ton amour douillet.
Est-ce que tu penses quelque fois qu’un oreiller est un téléphone commode, discret, sans fil ? J’y trouve sur le mien beaucoup de cheveux blonds et de boucles d’oreilles perdues. Et j’ai beaucoup de peine à me réveiller.
Je ne sais pas ce que les évènements prochains nous réservent. Il semble qu’on s’en aille vers des heures décisives. J’ai l’impression que la promesse que j’ai faite pour Noël n’aura été différée que de de quelques mois. Va-t-on enfin voir clair ? Veux-tu passer à l’aviation et me dire ce qu’on en pense. J’aurai besoin d’un coup de pouce dans peu de temps, car nous sommes avertis qu’on prépare le transfert de presque toutes les affaires aux Tribunaux militaires. Il sera évidemment bien plus facile de s’expliquer devant des hommes dont les préoccupations ne sont pas dirigées par Moscou.
Veux-tu bien toi aussi, pour ne pas oublier (je dis tout ce qui me passe par la tête), dire à ma mère qu’elle me mette du savon. J’en use beaucoup en ce moment, étant, de nature et de tradition, la propreté ambulante. Je rêve à des hammams ! Je sens que je vais me faire bouillir ! Bouillir ! Vingt kilos à perdre ! Tous tes colis ! Il parait qu’on m’attribue 100 kg, au jugé ! Je n’en conviens pas ! Heureusement que tu compenses. La moyenne est sauve.
Bonjour… Bonsoir… Qu’est-ce que tu racontes ? Je veux une histoire. Ou bien je n’éteins pas la lumière. Une histoire absolument vraie.
Il y avait une fois un feu de bois. C’était quelques années après une boucle de ceinture cassée. Alors (non, ce n’était pas un feu de bois, c’était un radiateur parabolique en cuivre rouge), comme le tapis était arabe et la couverture aussi. Les ombres étaient plus brunes au plafond. On n’y voyait que deux grands yeux qui s’ouvraient, étonnés, pour se refermer, pudiques. J’écoutais l’horloge du cœur qui battait un furieux tocsin, histoire d’avertir qu’on s’amuse en enfer et que le diable secoue son rire secret. Le velours du fauteuil se râpait un peu. Vert clair il était.
Voilà. À demain matin. Je t’écouterais arriver. À trois km on entend ton pas.
Lundi soir.
Je t’ai si bien entendue qu’il m’a fallut écouter pendant une heure tout un orchestre de voix intimes. Et c’était parfait. Les anémones sont maintenant dans leur eau si fraiche qu’elle est une source de vie renouvelée. Les œillets de la semaine dernière sont encore tout neufs. Le feuillage d’il y a trois semaines prend des teintes brunes qui contrastent joliment avec le vert frais de l’asparagus toujours vivace. Et me voilà encore en plein jardin de l’infini.
Es-tu au courant de la proposition officielle de Mme Pérol, députée, qui demande le transfert des dossiers de Cour de Justice aux Tribunaux militaires ? Je crois même qu’il s’agit de la suppression pure et simple des Cours. Renseigne-toi. Renseigne-moi.
Demande à Philibert s’il a lu Fifi Roi [1] de Claude Jamet. Toutefois qu’il n’essaie pas de nous le faire parvenir. Il serait sans doute refusé à la censure. On me dit du bien du bouquin. Il parait qu’il fait bon travail.
Moi non plus je ne trouve plus rien à te dire, puisque je t’ai déjà tout dit. T’en ai-je dit des choses depuis un an ! deux ans ! trois ans ! et avant ! quand je ne disais rien ! et maintenant ! quand je ne dis plus rien.
Et pourtant, je vais te raconter une belle histoire. C’était naturellement un printemps. Ces choses arrivent toujours au printemps. Elle était toute petite, appuyée contre un arbre de la forêt. Les violettes se moquaient d’elle. Qu’attend-elle, à regarder ainsi vers le nid du rossignol ? Il ne chante que la nuit. Mais qu’attend-elle donc ? Tous les moucherons, bougies de lumière, voltigeaient, indifférents. Alors, une idée traversa la cervelle toujours en éveil du merle. Nous allons lui siffler sur l’épaule, mais de notre façon. Mais elle ne bougeait toujours pas, attentive, guettant quelque chose sur un nuage, si rose. Le soleil était ému, fondait en eau. Que faut-il donc faire pour qu’elle parle ? Toute la forêt s’agitait. Les muettes soulèvent de ces tempêtes.
Et tout à coup, la source chanta. Une voix claire, sublime, un flot d’amour d’un seul cri. Si douce. Si sublime. Envahissant tout. Jusqu’au fond de l’espace. Car le silence s’était fait autour. On se retient de respirer quand Dieu parle.
Elle comprimait son cœur à deux mains. La source était là, au plus profond, joyeuse, à ne plus pouvoir s’arrêter pendant des siècles. Et les mots sortaient sans arrêt, comme la Parole qui divinise et recrée tout. Il fallait bien que les biches guérissent, que les papillons s’arrêtent, que les vieux arbres frémissent d’aise. Un vent nouveau parfumait la terre chargée de suc. On est si riche qu’on ne sait jamais comment délasser ses mains fleuries.
Voilà. Belle histoire. On te tresse des couronnes. On te proclame la plus grande fée du monde, ou la plus belle fleur bleue. On t’ouvre toutes les portes de tous les Paradis.
Et l’on t’embrasse avec tendresse câline pour que tout soit réchauffé en toi, et l’amour, et la paix, et le bonheur, et la patience. Garde-toi de toute inquiétude, comme de toute lassitude. Il faut marcher son chemin tout droit sur le sentier étroit. Nous ne sommes pas des compagnons de grande route.
Pas de pied fragile. Pas de vertige. L’ascension est longue jusqu’à l’air pur.
À la semaine prochaine, ma fille chérie. Tu viendras jeudi 12 au parloir. Préviens-en madame mère. Me déverserai sur ton sourire, tous mes yeux. À bientôt te lire. Mais je t’écoute vivre, plus encore que je te lis. G. g. baisers
J.
[1] Fifi Roi de Claude Jamet (1910-1993) publié en 1948. Politiquement de gauche, il penche pour les communistes en 1934 puis pour les socialistes en 1936. Sous l’Occupation, il sera favorable à la collaboration par pacifisme. Il publia des articles dans La France socialiste, Notre Combat et Révolution nationale. Il rejoignit la Ligue de la pensée française de René Château. À la Libération, il fut condamné à trois mois de prison, et incarcéré à la prison de Fresnes, où il retrouva Robert Brasillach. (note de FGR)