Lundi 9 février 1948
Ma chérie,
C’est volontairement que je n’ai pas commencé ma lettre hier, parce que tu ne m’as pas écrit de toute la semaine, et je vais écrire très gros pour en mettre… j’allais dire des méchancetés. Comme si j’étais capable d’arrêter le flot quotidien qui coule vers ceux que j’aime. Comme si tout à coup j’avais besoin de réponse pour me lancer à fond dans le don de l’inépuisable tendresse. Même si tu ne m’écris pas du tout, je t’écrirai toujours, et très serré, à menues pattes, avec d’immenses douceurs entre les lignes. Moins tu m’écriras, plus je t’en donnerai. Voilà ma petite fée aux bras encombrés de cadeaux.
Mais je sais bien que tu es châtain. Pour moi tu es blonde. Il suffit d’un peu de soleil, ou de tendresse, pour éclaircir une chevelure qui ne demande qu’à rayonner. Et le blond est si joli quand il ne brûle pas les cheveux pour les rendre comme étoupe. J’ai horreur de ces poupées qui sentent le coiffeur, comme si l’on frisait au fer les fleurs des champs. IL faut le cheveu lavé, ranimé, vivifié, pétant de sève et point bouilli. Je sens encore mes doigts passer dans tes boucles. Souveraine profane ! Voilà que parfois nous ne sommes plus moine ! Sacrilège ! Et pourtant je ne crois pas mal faire que de t’aimer.
Nous parlions tout à l’heure entre camarades de ces romans nordiques où apparaissent des personnages lents et profonds, plein d’une tendresse pure, mais point vive comme celle des latins. Ce sont pour la plupart de pauvres ou riches pêcheurs, des paysans têtus, des citadins patients dans leur foyer béni qui n’a jamais connu la guerre. Ils mettent des années à s’étudier, à s’épouser, à comprendre leur rythme commun. La sexualité ne joue pas pour ces gens frustres mais sincères. Ce qui compte c’est la patience à vivre, la ténacité dans l’épreuve. Je suis sûr maintenant que nous sortirons de celle-là à force de dons de résistance intérieure, vainquant tout par la Parole créatrice de détente et de vérité. Déjà l’on pense à nous donner d’autres juges que les sectaires. Je crois que l’on devra aller beaucoup plus loin. Il s’agit de choisir entre la réconciliation et la guerre civile. Je doute que ce siècle et cette France puisse supporter plus longtemps une étreinte criminelle.
Il parait que Flandrin, Bidault et Blum ont discouru. Veux-tu bien m’en reparler et me dire succinctement la teneur de leurs propos. J’aimerais que tu voies beaucoup de monde pour recueillir beaucoup d’avis. Que dit-on au Palais ? Et à l’aviation ? Et ailleurs ? Chez Rebut-Brid’oison [1] ? Il faut tout savoir pour tout prévoir. Et chez les cocos ? Et chez Sa Majesté Brassard [2] ? Donne-lui le bonjour, c’est un brave homme. Je lui raconterai un jour de bonnes histoires sur son dieu : L.T [3]. Dis-lui que je suis de plus en plus, et farouchement, monarchiste. Histoire de rire (à propos et envie de rire ? Où en sommes-nous ? Parlons-en. C’est très pressé. Allons, allons ! On m’oublie. J’aimerai bien corriger tout ça. Et Gabriella ? Figure-toi que nous allons avoir un travail fou, jour et nuit, (La nuit pour dormir).
Je crois décidément que nous ne jouerons pas Tristan et Yseult. On se retrouvera de côté-ci encore et je te raconterai des histoires, même qui ne t’intéressent pas.
J’ai beaucoup lu et travaillé cette semaine. Travaux arides. Lectures historiques. On ne s’intéresse plus aux romans. Si tu vois Phil. dis-lui que j’ai des projets formidables pour lui. On en reparlera à la sortie. Tu comptes les jours toi ? Moi, pas le temps. Pas d’importance. Nous sommes toujours aussi jeunes. Pas changés d’un poil.
Merci pour les jacinthes. Merveilleux. Magnifique. Suis ravi. Mis en pots. Dans terre noire. Gros terreau plein de sève. Pousseront vite. Dès que fleurs s’ouvriront, pousserai cris de joie hurlante. Suis amoureux fou des fleurs. Tant pis pour toi.
Ai aussi envie d’un chat. Pas possible ici. Mais me rattraperai. Me suis occupé pendant quelque temps d’une araignée (sans jeu de mots, la mienne… celle qu’on m’attribue au plafond étant exclue). Colis parfait. Plus que parfait. Un peu de sel SVP. Il est tout à fait blanc maintenant. Tant pis. Combien te reste-t-il de manuscrits de chaque sorte ? Deux j’espère, sauf pour les B. d’or où il ne doit t’en rester qu’un, l’autre étant dans le dossier de Flo. Au fond, je me demande ce qu’il y fait maintenant. Veux-tu bien, à l’occasion, passer le voir et le récupérer. Cela te donnera aussi peut-être l’idée de penser à engager des pourparlers pour le futur. Connais-tu quelqu’un en Suisse qui puisse s’en occuper ? Pas ton cousin. Pas du tout la personne qu’il faut. Mais peut-être, à l’occasion.
19h.
Me voici enfermé depuis quelques minutes et sous la lampe, après le repas, on regarde jouer la lumière sur les anémones et les œillets des semaines dernières. Au loin le bruit du métro, très insistant depuis deux jours que le vent souffle contre la prison. Les derniers ragots de la journée créent une sorte d’espoir, de mirage permanent devant nous qui attendons toujours le prochain mois, la prochaine quinzaine pour voir tourner la roue jusqu’au point où la terreur d’aujourd’hui atteindra son thermidor. Tous les camarades sont joyeux de la moindre petite chose : une lettre reçue, un discours où l’on lit entre les lignes, les encouragements de quelques facteurs ou prêtres qui font prendre patience. Il y en a qui rêvent encore de la bonne foi ou de la générosité d’adversaires, d’autres qui gémissent de leurs condamnations, qui maudissent leurs juges, d’autres qui, dépouillés de tout, attendent, vautrés sur leurs paillasses humides, un printemps meilleur.
J’ai bu le café sacchariné. La vaisselle traine dans son coin jusqu’à tout à l’heure où je prendrai de fermes résolutions, sans peut-être les tenir (généralement les gros travaux se font le matin). J’ai ce soir encore plusieurs centaines de pages de documents à dépouiller, plus ma réussite habituelle, la plus compliquée qui soit, avec 104 cartes), peut-être un poème. Il y a très longtemps que je n’ai décroché ma lyre, et puis nous irons nous enfermer dans la peau de mouton en rêvant à des cieux bien sages, à des anges d’une bonté totale, à des zéphyrins joufflus comme Frédéric, à des petites filles dont le cœur bat trop fort et qu’il faut gronder parce qu’elles comptent les jours et rêvent trop.
Il ne faut pas plus de trente secondes pour nous endormir, nous autres, tant nous avons peu de soucis. Le matin à 7 heures, une clef tourne dans la serrure. Il fait encore nuit. Malgré la lumière allumée je prolongerai le sommeil jusqu’au jour. Le café servi depuis longtemps est gardé pour le soir. Je me précipite sur le pain et les rillettes et sur la farine lactée. Et ce sera encore une fois une journée de prison : lecture de bible, ménage, travaux d’aumônerie, bouquins, visites nombreuses, bavardages, nouvelles. Demain jour de parloir, heureusement, on me boucle dès 13 heures, ce qui fait que je peux travailler tranquille.
Je compte sur toi jeudi, petite fille. Satisfaite ? Si quelquefois il y a contrordre, arrange-toi avec ma mère pour le jeudi suivant. Mais j’aime autant celui-ci. Viens avec tous tes yeux. On t’embrasse comme on peut, avec cette tendresse qui ignore les obstacles. Nous arriverons bien à réaliser pleinement notre accord. Gros, gros b.
J.
[1] Brid’oison : personnage sot et stupide (note de FGR)
[2] Mon parrain, Georges Brassard, militant SFIO (Note FGR))
[3] L.T. : André Le Troquer (1884-1963). Élu député de Paris en 1936, il siège à l’Assemblée nationale de 1945 à 1958 (président de l’Assemblée nationale de 1954 à 1955, puis de 1956 à 1958). Il se prononce en juin 1940 contre la demande d’armistice et s’embarque le 20 juin 1940 à Bordeaux avec d’autres parlementaires sur le paquebot Massilia à destination de l’Afrique du Nord pour continuer la lutte, et arrive à Casablanca le 24 juin, deux jours après la signature de l’Armistice du 22 juin 1940. En 1942, avec Félix Gouin, il défend Léon Blum lors du procès de Riom. Il siège à l’Assemblée consultative d’Alger avant d’être nommé commissaire à la Guerre et à l’Air puis commissaire délégué à l’administration des territoires métropolitains libérés. Il est aux côtés du Général de Gaulle à la libération de Paris et descend à ses côtés les Champs-Élysées en août 1944. Au printemps 1945, avant même l’ouverture du procès du Maréchal Pétain (le 23 juillet 1945), il suggère que la condamnation à mort soit suivie d’une cérémonie solennelle à l’Arc de Triomphe au cours de laquelle un simple troupier dégraderait le Maréchal et briserait son bâton.