JM à JR (Fresnes 48/02/15)

 

Dimanche 15 février 1948

Ma petite fille chérie,

Je t’espérais jeudi. Et je reconnais qu’il valait mieux que ce jour-là je m’occupe de ma mère, bien désorientée, et qu’il fallait remettre dans la bonne voie de la sérénité. Elle a de temps à autre des défaillances qui proviennent de suggestions mystiques. Sa vie n’a pas été des plus heureuses. Peut-être n’a-t-elle pas eu tout l’élan qu’il fallait pour la construire. Elle s’est enfermée dans un dépit consécutif à un mauvais mariage et n’a pas retrouvé le compagnon qu’il lui aurait fallu. Et puis, c’est une femme sans ambition, timide et craintive au fond, vivant de peu et ne cherchant pas à étendre sa vie au-delà des limites apprises dans le jeune âge. La plupart des femmes sont ainsi. Leur domaine est de sentiment et ne va guère au-delà de l’éducation des enfants ou des problèmes vitaux les plus humbles. Il est exceptionnel d’en trouver qui soient d’une pâte plus dure. Toutefois, j’aurais aimé ma mère plus débrouillarde, commerçante, capable de mieux gérer ses intérêts. Trop de dévouement sans autorité réduit la personne à une condition inférieure. Tout le monde s’en sert et la piétine. À la suite de quoi on souffre (c’est bien la merveilleuses personne que j’aie jamais rencontrée). Elle est toutefois d’un abord difficile et je ne saurai trop te conseiller la prudence. Très sensible à toutes les amabilités.

Bien reçu toutes tes bonnes lettres il y a quelques jours. Les jacinthes prospèrent. Je les trempe d’eau. Elles sont nourries à souhait. Les anémones d’il y a quinze jours durent encore sur la table.

J’ai vu longuement le pasteur aujourd’hui. Il va habiter Saint Germain dès mercredi. C’est bien loin. J’espère qu’il aura le téléphone pour que tu puisses le tenir au courant de tes démarches. Je lui ai dit souvent tout le bien que je pensais de toi. Nous avons parlé aujourd’hui, à propos du mariage récent d’un de mes camarades, des qualités morales qui sont nécessaires pour un ménage harmonieux, et surtout de l’obligation absolue de la spiritualité de l’union, sinon ce n’est qu’un assemblage animal. Comme sur ce point j’estime avoir des idées encore plus avancées que celles préconisées par l’Église protestante et qui sont toutes contenues dans un certain livre qui est ma nourriture quotidienne, j’ai été en mesure de le réconforter lui-même – qui en avait besoin.

Depuis quelque temps je me sens progresser beaucoup dans cette voie. La prison encourage à la méditation vers les hautes sphères. À l’encontre des habituels clients de ces maisons qui sortent d’ici généralement plus vicieux qu’en y entrant, nous en sortirons vraisemblablement purifiés de beaucoup de choses. L’optique n’est plus la même qu’avant. Nous concevons la vie non plus selon les plaisirs, ou même la routine de la chair, mais selon un mode de pensée harmonieux qui dédaigne désormais toutes les constructions humaines. Pour moi, je sais que je suis un homme fort différent d’il y a trois ans, et peu capable de retourner en arrière. Il me semble avoir rêvé des choses faciles, à oublier très vite, puis des choses joyeuses, ou banales, à oublier de même, puis des violences, à oublier surtout, et à contredire. Toute cette existence heurtée, chaotique, sensuelle, douloureuse, soumise à des nécessités contradictoires, me semble stupide. J’ai trouvé ici le bonheur. Non point dans les lieux mêmes, mais dans la réflexion de l’esprit.

Voilà petite amie, fille chérie, ce qu’il faut te dire ce soir, avec un bonsoir bien doux, des gestes bien tranquilles, comme on cause au coin du feu d’une vie qui commence à être éternelle parce qu’on la sent détachée de tout et surtout du faux être qui prétend être un homme et qui n’est qu’un fantôme imposteur. Je t’embrasse. Beaucoup mieux. Je pense à toi comme à une chose précieuse. Les diamants sont toujours entourés d’une gangue dont il faut les dépouiller. Je te dépouille de tout le néant.

Il parait, d’après tous les camarades sortis que la vie du dehors est très décevante. On ne retrouve plus rien du pays qu’on connaissait. Est-ce que je te reconnaitrai ? J’ai besoin d’une sainte à côté de moi, non pour me supporter, mais pour courir plus vite. Est-ce que tu as réfléchi à ce que je t’ai demandé il y a quelque temps ?

Lundi 20h.

J’ai, pour t’écrire, le nez dans les marguerites. Comment s’appellent les petites fleurs rouges ? J’espère que les marguerites tiendront aussi longtemps que les dernières. En voilà pour quinze jours au moins à effeuiller la plus belle pour savoir si m’aime ma Dulcinée. Un peu ? Beaucoup ? Passionnément ? Éternellement ? Immodérément ? Purement ? Conjointement ? Formidablement ? Tendrement ? Ponctuellement ? Spirituellement ? Ah ! Voilà le hic. Nous y touchons. Nous voyons le but. Nous atteignons la hauteur qu’il faut. Dîtes-moi, marguerite, cherche-t-elle un Faust misérable ou un ange radieux ? Un mari de puissance charnelle ou un compagnon éthéré ? Où se portent ses regards ? Où tendent ses désirs ? À quoi se consacre-t-elle ? À ses volontés ou à celles d’en haut ? Les marguerites se laissent dépouiller et me répondent par : passionnément, à la folie, pas du tout (c’est-à-dire à la folie ou un peu). Quelle tiédeur ! Froide ou bouillante, il me la faut. Quel silence ! Il me faudrait des lettres de feu, de glace, d’espace, d’éternité. Que son cœur éclate en mille étoiles. Qui sait ? Attendons les nuits d’été. Il se peu que le ciel nous couvre de baisers infinis, que le cœur des petites filles se révèle tout entier dans une pureté si grande qu’on s’y lancera sans frein.

Colis parfait. « ‘turellement ». Merci. Mille et mille fois. Avis ! pas de bougie la semaine prochaine. Sel très bien. Tapioca itou. Avis : 1 paquet flocons d’avoine, SVP. Tout le reste absolument magnifique. Mille et mille mercis. « ‘turellement ». Avis : mille baisers. Et mille, mille fois mille.

Ai quasiment fini bouquin Philibert. Quand rentre ce jeune homme ? Que dit-il ? Et l’aviation ? Et partout ? Il semble qu’on se préoccupe vraiment de supprimer les Cours, ou d’amnistier. Tant d’articles, de lettres publiques (pasteur Boegner [1], après évêques), de confréries. Est-ce que les gens en place vont finir par céder ou bien faudra-t-il une révolution pour remettre les choses en place ? C’est-à-dire d’autres gens, plus accessibles à des idées humanitaires.

Je t’embrasse parce que je vais commencer à dévoiler des digressions politiques que tu connais et qu’il vaut mieux que je me livre à de douces aménités (le mot douce étant mis ici pour multiplier la douceur si possible). Et l’on fait partager au Frédéric tout le flot aimable. Que veux-tu de plus ? La lune ? Elle aussi répand sur la terre une profonde paix. Gros baisers sous la lune, mais mon soleil est bien plus fort pour te réchauffer. Bonsoir. Très bonne nuit.

J.

[1] Marc Boegner (1881-1970) est un pasteur et théologien protestant, responsable d’Église et essayiste français. En 1943, il condamne l’envoi forcé des travailleurs en Allemagne au titre du STO. Son action en faveur des Juifs durant la guerre fait qu’il est désigné Juste parmi les nations en 1988. Ayant rencontré à six reprises, dans le cadre de ses fonctions, le maréchal Pétain, il fut décoré de l’Ordre de la Francisque et nommé membre du Conseil national de Vichy. Il s’attacha, lors de sa déposition au procès de Pétain, le 30 juillet 1945, à témoigner des bonnes intentions et de la bonne volonté manifestées par celui-ci. Après la guerre, il continue son combat pour l’unité en participant au mouvement œcuménique. (note de FGR)