Samedi 21 février 1948
Ma fille chérie,
Tu ne m’as guère écrit cette semaine. À peine un petit mot. Si occupée ? Oublieuse ? Oh ! Que non ! Sans doute l’habitude de tant penser à trop de choses diverses. Soucis. Frédéric. Et puis la certitude que je n’en penserai point de mal. Et aussi peut-être du retard dans le courrier. Le dernier mot date de dimanche. Ne comptons point. Tu auras sans doute attendu le jeudi soir, après réception de mes bavardages. Et je te lirai lundi matin.
Quelles nouvelles ? Pas de nouvelles. Tout va pour le mieux. Nous arrivons à la solution. Dans très peu de temps nous verrons clair. Le printemps s’annonce beau. Malgré le gel, une des jacinthes a fleuri. Je les ai rentrées prudemment. Mes carreaux sont givrés. La fenêtre est couverte de glace. L’année dernière la plaisanterie a duré trois mois. Espérons que cette année ce froid importun cessera dans peu de jours. Seul en cellule, sans feu, c’est plus dur. À trois on se réchauffe un peu. Je suis couvert de multiples lainages, et pourtant ce sacré hiver trouve le moyen de percer tout. On s’enroule dans toutes les couvertures. Tout cela n’est pas bien grave. J’ai froid au nez surtout. Il me réveille la nuit.
Il apparait que les campagnes d’amnistie continuent. Paul Reynaud à son tour se met sur les rangs. S’il en est un qui devrait disparaître, c’est bien l’auteur de la défaite, l’homme qui poussa à la guerre des milliers de Français sachant qu’il devait les faire tuer pendant deux ans pour permettre aux Américains d’arriver. Mais ce genre de bandit a tous les culots. Et ce peuple est si amorphe qu’il accepte. C’est là le plus curieux, et le plus désolant. Il semble qu’il n’y ait plus rien à faire avec ces sortes de mentalités.
Bonjour pour aujourd’hui. Bonsoir pour ce soir. Tu vois comme je pense à toi tôt dans la semaine. J’étais si surpris qu’on ne fut pas dimanche, samedi seulement. Et Jeannette est déjà si proche que je la sens venir ce prochain lundi, puis ce prochain jeudi, car tu viens, ah ! Mais ! Tu viens. Absolument. Aucun contre temps possible. C’est la volonté absolue de partout, d’en Haut comme d’en bas. Fichtre ! Il y a assez longtemps que je soupire après ce parloir. Un mois sans te voir ! On m’ennuie ! On m’ennuie trop fort ! Si tu te faisais toute petite, ou toute légère, ou toute diaphane, ou si tu priais très fort, tu entrerais par la fenêtre. À moins que les portes s’ouvrent avec fracas.
Ce soit je suis en plein concert intime. J’ai des tas d’arpèges dans la tête. Une musique énorme. Permettes que j’aille écouter mon orchestre. Il me chantera toute ta tendresse. Sur tous les tons. Cuivres et violon. Pas besoin de radio, nous autres. Nous sommes un poste à nous-mêmes. Le Beethoven chez toi. Je dois te dire que j’ai aussi dans d’autres cas un musée de peinture, et des villes ! En ai-je un défilé de maisons, de palais, des décors, souvenirs et imaginations. On voit surgir de terre des spectacles immenses. Bonne nuit.
Dimanche soir.
Sous la lampe. Maigre lumignon. Mains froides. La branche de gui sèche sur le mur blanc repeint grossièrement. Une jacinthe ouverte, l’autre encore toute petite. Les marguerites se tiennent. Neige au dehors. Froid. Mais cœur libre. Chaud. Des heures sonnent. Nous ne sommes plus dans les heures. Je revois. Je revois… la gare de Lyon, ce restaurant d’en face, où nous dînâmes une fois, le boulevard Diderot. J’arrivais avec ma bicyclette grise, sous la pèlerine, ou bien très déluré, dans un complet gris printemps. Petite porte. Escalier d’un étage. « Bonjour, vous ! » Des chapeaux dans la salle à manger. Divan intime. Révision : au milieu de la cohue des derniers jours. Inquiétudes. Moi si calme. A voir tout craquer. On aurait pu éviter. On n’a pas évité. Mais au fond, nous avons appris tant de choses. Je revois tout. Pourquoi ? Lu dernièrement un Apollinaire, écrit au front. Il revoyait tout. En vers, lui aussi. Il pressentait son accident. Moi, pas du tout. Je vois obstinément la sortie. Délivrance. La fin du cauchemar. Peu à peu. Délivrance. Ma promesse pour Noël était bâtie sur des réalités convaincantes. Le train a un peu de retard.
Il faut absolument que je te voie jeudi pour beaucoup de choses. Tu me rappellera :
- Affaire, complément d’information
- Floriot, Leroy
- Aviation
- Pronostic, Palais.
Autre chose : pas de bougie encore pour la semaine prochaine. Ai mon stock. Pense à me parler du pasteur. Également de Gabriella et Envie de R.
Si je me couche sur le même oreiller que toi ce soir, tu me laisses te réciter des vers ? Des vers pieux ? Je veillerai sur ton sommeil comme un ange, et tu sortiras toute fraîche demain dans le soleil doux, ou la neige bien blanche. Il y a des contes d’hiver qui sont purs. On te bercera d’histoires neuves. Bonsoir, petite fille. Les moineaux dorment à cette heure.
Lundi.
Tout bien reçu et ta lettre espérée. Enfin, te verrai jeudi. Je commence à comprendre le pourquoi du complément d’information. Les braves gens ! Ils n’imaginent pas le service qu’ils me rendent. Encore quelques mois à patienter et discuter. Je pense que l’année prochaine nous en serons encore à recommencer l’enquête. Il y aura beau temps que toutes ces histoires seront finies. La haine n’est pas belle mais je me ris de des fureurs vaines. J’ai fait mon devoir, en attaquant certains, tout mon devoir. Et si j’avais à recommencer, étant donné ce que je sais, je serai encore beaucoup plus tranquille, quels que soient les risques. Jamais chien enragé ne m’a empêché de dormir. Ne t’inquiète donc pas de ces histoires. Tout cela est fini. Ils en seront pour leurs frais.
Ce qui est important, c’est d’avoir maintenant un juge avec qui discuter. Pense à m’en parler jeudi. Note bien tous les points.
Si ma mère te confie un paquet de linge (à distribuer) prends-le, tu lui éviteras la course. Viens seule. Nous avons à parler sérieusement.
Dans le colis supprime cayenne et curry jusqu’à nouvel ordre. Réduits la ration de sel comme autrefois. J’en ai provision. Le mimosa est superbe. Les marguerites tiennent bon. Tout est parfait.
Si tu savais comme la vie s’écoule haute. Plus du tout d’inquiétude. Nous atteignons le calme, la sérénité parfaite. Nous avons compris que la violence, la haine, sont toujours mauvaises conseillères, qu’il faut combattre l’erreur, mais pardonner à ses ennemis, les affronter quand ils vous attaquent injustement, mais ne pas cesser de travailler à un idéal humain, même si hier nous avons été emportés par des passions douteuses. De plus en plus nous avons conscience d’avoir eu en nous un peu de la vérité politique et mystique qu’il fallait quand nous nous opposions à toutes les forces mauvaises qui pèsent sur la France. Ce sont elles qui ont débordé. Mais nous tenons quand, malgré tous les assauts, et il se peu que le petit carré que nous sommes arrivés à faire triompher l’idée qui nous animait. A voir ce qui se passe au dehors, on prend patience plus librement. Puisse cette nation remonter la pente, avec toutes ses forces vives.
Il parait que la vie augmente terriblement. Comment faites-vous, bon Dieu ? Il faut gagner des fortunes pour arriver à joindre les deux bouts. On m’a dit des prix effarants. Bravo pour la vente du Chantepie. Je ne me rends plus compte si c’est bien ou mal payé. On verra bien. Traversons la crise.
Un petit peu de blanc au bas de cette page pour t’embrasser. Ce n’est pas assez pour dire tout ce qui reste à dire. Mais nous avons toute la vie pour cela. Et bien plus encore que ce que nous en espérons. On t’embrasse donc pour ce soir avec des mots très tendres, aussi doux que ceux que tu mets dans tes lettres, dans les intentions qui parfument tes bouquets, dans le minuties qui président à la confection des petits paquets, dans toute la joyeuses patience dont tu nous entoures tous deux. Encore un peu de temps et nous verrons combien nous avons eu tort de nous alarmer. Gros baisers.
J.