JM à JR (Fresnes 48/03/01)

 

Lundi 1er mars 1948

Petite fille chérie,

Bon parloir, hein, nous deux ? Substantiel, pas vrai ? Et puis net. Pas de circonvolutions. Dit bien ce qu’il veut dire. Oui, oui. Non, non. Comme ça tout le monde est d’accord sur le sentier à prendre. On sait où l’on va. Tu étais très gentille. Tu es toujours très gentille. Très obéissante. Tu es toujours… très jolie, très simple, très amour.

Vu Flo. hier. M’a expliqué l’histoire. Amusant. Enfantin. Renseigne-toi sur la liste des noms et fais-la moi parvenir. Que je sache qui est convoqué. Voila. Des bêtises. Tout va fort bien puisque cela sert utilement. Suis très content.

Reçu bon gros colis. Parfait. Pour prochain 1°/ Pas de bougie 2°/ C’est tout. Baisers (je mets ce mot, non pour finir, mais pour ponctuer Sais-tu bien qu’il faut ainsi clore toute phrase. La vie comporte tant d’amour qu’on vit dans la tendresse chaude. Elle est revenue la douceur printanière. Ce soir ma fenêtre est ouverte et la jacinthe rose resplendit contre le ciel noir barrelé d’acier. L’autre, encore timide, a attendu pour grandir la clémence du temps. Tes anémones ont déjà repris toute vigueur).

De quoi parlerons-nous ce soir ? De l’avenir ? Il n’y en n’a pas. Tout est présent. Dans l’infini pas de murs, pas de prison, pas de séparation. Je suis si près de ta tempe que j’en vois se gonfler toutes les petites veines intimes et je sais bien ce qui réjouit le cœur si haut d’une Jeannette toute dépouillée de ses timides angoisses. C’est la vie large, le grand large où s’épanouit la toute puissance s’un esprit qui n’est limité par rien. A distance, ne coïncide-t-on pas avec la musique qui est latente. Pourquoi ne pas coïncider avec l’amour ? Il souffle où il veut, à Fresnes comme à la gare de Lyon et ne saurait s’émouvoir d’une fenêtre fermée ou de la moue d’une jeune femme trop dubitative. On n’a pas le droit de nier l’évidence si sensible d’un bonheur supra-humain. Est-ce que tu sens que je t’embrasse ? Il faut.

Je vais à la fin de cette semaine fêter mes trois ans de Fresnes. Qui l’aurait dit ? Et pas encore jugé. Jamais pareille supposition n’aurait pu effleurer notre naïf entendement. Et pourtant voilà. Les choses sont si bizarres.

As-tu lu un roman de Chamisso : L’homme qui a perdu son ombre [1] (l’aventure de Schlemihl) ? Et bien, il y a des hommes qui perdent ainsi leur douleur et jusqu’à l’idée de ce qui est le support de la douleur : la chair. Alors, ils connaissent la félicité. Car leur joie est sans bornes. C’est ce qui nous attend tous. Pas difficile. Il ne s’agit que de grimper pour échapper aux miasmes de la vallée. Un peu d’attention, un pied solide, pas de vertige, mettre ses doigts sur les prises, bien accrochés, se hisser sans secousses et on arrive au grand sommet où fouette le vent.

Je me suis plongé avec joie dans le bouquin de Giraud. Plus qu’utile. Indispensable. C’est même la raison pour laquelle je n’ai pas commencé cette lettre hier, et pourquoi je pense encore devoir travailler au moins deux bonnes heures ce soir. Dis-moi si le livre a du succès au dehors ? Veux-tu bien surveiller tout spécialement les évènements de Grèce, de Finlande, les décisions du congrès américain et les pronostics sur le RPF. Tout cela devient d’actualité brûlante. Nous en venons à la crise. Je vais bientôt tenir ma promesse de Noël. Tant crie-t-on Noël qui vient.

23h.

Est-ce que tu m’en voudras beaucoup pour une fois si t’avouant que, tombant de sommeil, je vais me rouler dans une peau de mouton où ma pensée te rejoindra plus vite que jamais. Les rêves sont souvent des bouffées d’air qui vous induisent à une réalité plus parfaite. Et l’on n’est jamais si près de l’amour que dans le repos.

Tes anémones s’ouvrent d’heure en heure. Bonne idée que le feuillage dans quoi elles sont tapies.

Il y a trois jours, j’ai affirmé par écrit à une certaine personne une décision qui doit te rassurer. La situation se trouve clarifiée. Tu vois qu’on t’obéit… quand tu dis des choses raisonnables.

Embrasse le Frédéric. Il est le plus beau du monde. Et moi aussi je t’embrasse comme la plus belle. Je n’ai pas fini de te louer. On découvre tes qualités comme un paysage qu’on déroule en prenant de la hauteur. Tant de recoins. Tant de sources fraîches.

Bonsoir. Gros bonsoir. Tu es toute lumière comme un ciel bleu que je ne lâcherai jamais.

J.

[1] L’étrange histoire de Peter Schlemihl ou l’homme qui a vendu son ombre est un récit fantastique écrit par l’écrivain et botaniste allemand Adelbert von Chamisso durant l’été 1813. La première édition française de ce court roman parut en 1822, dans une traduction de Hippolyte de Chamisso (note de FGR)