JM à JR (Fresnes 48/03/07)

 

Dimanche 7 mars 1948

Ma chérie,

Fait nuit. Lumière éteinte. Donc bougie. Travaille comme nègre depuis tout à l’heure. Trois bouquins dépouillés sur les vingt qui sont sur ma table, pour chercher trois phrases parmi faits historiques. Gros dépeçage documents. Ai travaillé un peu mon dossier ! Quelle idée ! Pour quoi faire ?

Pas lettre de toi de toute cette semaine. Très méchant oubli. Aurai demain sans doute. Pas d’imagination, Jeannette ? Rien à dire ? Au contraire. Tout à dire. Mais oublié.

Toutes les fleurs sont tous pétales dehors. Fait temps printemps. Douceur. Grande douceur. T’aime beaucoup. Pense à toi. Tendresse.

As-tu vu mère ? Donne nouvelles. La crois un peu fatiguée. Doit se tourmenter. Pourquoi ? Tout va très bien. Quel calme. Jamais été aussi tranquille. Pensée pure. Limpide. Confiance absolue. Suis toute joie. Sens toutes sortes bonnes choses.

Sommeil. Vais me coucher dans peau de mouton. Côté de toi. Même oreiller pour deux têtes. Te parlerai à l’oreille. Sage. Patience. Beaucoup patience. Récompense certaine. Engraisseras beaucoup. Deviendras grosse fermière. Beaucoup d’avenir dans élevage. Beaux cochons. Couvée.

En attendant beaux rêves. T’embrasse. Un, deux, trois, cinq, dix mille fois. A demain matin. Tu es l’amour lui-même, l’ange bleu. Toute lumière.

Lundi midi.

Deux lettres de toi, arrivées ensemble. Quel cadeau ! Je lis, relis, devine, imagine, tâte le papier, hume l’enveloppe, regarde à l’envers, examine l’écriture, vois défiler des images, d’hier, de demain, pince les lèvres, fronce le nez, prends les quatre pages, les tourne et retourne, me replonge dans les détails, mille antennes pour vous, madame, mille radars, et je deviens si distrait que j’en allais tremper ma plume dans mon café.

Tu as raison : c’est le Girard qui est la cause de la courte lettre de l’autre jour. Intéressant et méchant Girard.

Je n’ai plus de papier à lettre convenable. Avis. Quelques feuilles seulement. Pour les quelques semaines qui nous restent à demeurer en ces lieux.

Le colis est parfait. Les « fraisiers » sont très jolis. Ma deuxième jacinthe s’ouvre. Elle est mauve. L’autre est lie de vin. Resplendissante.

Nous attendons tous les détails du discours. Les bruits courent ici. On sent vraiment la volonté d’un changement. Parce que nécessité. Il nous semble que tout va se décider bientôt. Les meilleures espérances. Enfin on va pouvoir travailler avec plus d’efficacité. Il nous faut reprendre tout ce que nous avons perdu et plus encore. (tout, c’est-à-dire la puissance, l’efficience, l’autorité et ce qui s’ensuit).

Pour Thémis, je ne suis pas d’accord avec les nouvelles que tu me donnes. D’après Flo. il parait que le juge est déjà désigné. Il m’en a donné le nom. Se trompe-t-il ? D’autre part il ne s’agit pas de la note Clamart mais d’une liste fournie par un avocat. Vois Flo. pour cela. Et renseigne-toi. Tu as raison, il faut gagner les vacances. Je pense même que tout cela sera fini avant.

A tout à l’heure. A la nuit. On est plus tranquille pour se raconter des histoires tranquilles. Bonne journée.

20 heures.

Et bien ! Le discours est excellent. Du Pétain en tous points. Une sorte de néofascisme désespéré qui, lorsque tout est foutu, essaie de revivre sur les ruines>. On a l’impression d’un sauveteur qui fait force efforts pour ramener sur la berge ceux qu’il a poussé à l’eau. L’histoire mettra tout au point. Les noyés aussi.

Mais la situation parait plus grave que ne le disent les mots. Pour en venir là, il faut que le péril soit extrême. On s’en doutait, nous autres, qui avons les yeux grand-ouverts depuis longtemps. Il n’y a que les gogos qui l’ignoraient. Quel dommage qu’on n’arrange pas les choses avec des discours.

Nous discutions tout à l’heure sur les possibilités de travail en Argentine. Je crois que ces pays neufs sont ouverts aux pionniers. On peut y bâtir là-bas avec plus de sécurité que dans les remous de foules européens. Car l’Europe est devenue vraiment une cohue. On y étouffe. A voir la carte, on s’aperçoit que la densité de population est à l’inverse de la puissance des peuples. 250 millions d’Européens sont battus parce qu’ils n’ont pas assez de place et de matières premières par d’autres gens mieux munis. Nous irons nous mettre à l’abri, loin du « no man’s land ». Défendre ses traditions, c’est les emporter avec soi. Le sol ne vaut que ce que vaut le peuple. Ceux qui ont bâti le Panthéon sont morts. Ainsi de Karnak. Ainsi de Chartres et Bourges. Et de Chambord. Et de Versailles. Le monde est enserré entre Moscou et Chicago.  Tueurs pour tueurs. On cherche un coin où abriter son âme. C’est peut-être bien en prison. Si tu savais comme ma cellule est pleine de vie. C’est un torrent d’anges qui défile sans cesse, un fleuve d’or, un prodigieux paradis. De joie en joie. Je n’aurais jamais été aussi heureux. Parce que réprouvé du monde. Parce que libéré de toute mondanité. Parce qu’acculé à l’Esprit. Il fait bon porter sa croix. C’est une dignité qui attend tout homme au moment de l’épreuve. Nos calvaires sont glorieux.

Tu te réjouis petite fille des lenteurs de Thémis et tu fais des plans. Je me réjouis de ce que tu sois calme, obéissante, et que tu ne regardes que le présent. Car il est d’une plénitude absolu. Il faut t’habituer à vivre un bonheur indépendant des circonstances et des présences humaines. Notre tâche n’est point de désirer mais de donner. C’est nous qui transportons le ciel sur nos épaules, qui véhiculons l’Amour, qui distribuons la Sagesse. Nous sommes donc si pleins de gratitude pour les merveilles que nous recevons à chaque minute que notre horizon s’élargit encore davantage, que nos forces sont multipliées, que tous nos dons sont bénis à foison. Si tu veux vivre avec moi comme il se doit, il faut t’habituer à cette pensée continuellement en éveil vers la vie pure et généreuse, enfant du ciel. Et ouvrir les livres sacrés. Et méditer sur la Parole. Et accomplir des œuvres. Et répandre autour de soi les bienfaits. Et respirer la bonté, l’altruisme, la perfection immatérielle. Et rompre avec l’Adam, sa propre nature charnelle. Et épouser l’idée juste, la lumière permanente, l’esprit ensoleillé. Et attendre dans le silence la Révélation continue…

Tu as toutes choses dans tes mains dès maintenant. Réveille-toi à l’aujourd’hui qui brille. Demain ne sera pas plus beau.

22h.

Bonsoir, fillette. Il y a une vieille chanson de Ted Lewis, valse américaine que la radio répète sans cesse, « Good Night », et qui revient souvent dans mes oreilles privées de concert (je me joue à moi-même des symphonies extraordinaires –ce qu’on peut faire avec une bouche fermée et deux poings sur la table). Ted Lewis ! Je l’ai vu à l’Apollo une fois vers… 1925 peut-être. Soirée merveilleuse. Vieux souvenirs. J’étais à l’Atelier. Un soir où je ne jouais pas. On me conduisit vers le chanteur célèbre. Il était indépassable pour ces sortes de romances banales, mais si riches d’émotions. Good night, my love ! Good night, darling. Je vous embrasse le bout des doigts, le front sage, les cheveux aimés. Et j’embrasse le Frédéric, garçon qui sera l’homme le plus parfait de sa génération. On vous aime, madame, parce que vous êtes vous !

J.