JM à JR (Fresnes 48/03/14)

 

Dimanche 14 mars 1948

Petite fille chérie,

Peu de nouvelles cette semaine ? Du moins pas assez. D’abord, pourquoi depuis longtemps n’ai-je plus de nouvelles photos ? Le Frédéric n’a pas été filmé d’au moins huit mois. Quant à la Jeannette, on ne sait plus si elle existe, si elle impressionne encore les plaques. Je comprends bien que les films tirés de Dickens sont plus attrayants que les prisonniers à combler. Nous vivons, nous, d’un peu de ciel pur à travers les barreaux, de quelques fleurs, de beaucoup d’espoir et nous couchons tout cela sur papier blanc. Mais, faut-il encore de temps à autre l’indispensable vision d’un monde qui n’est pas perdu, dont, tout au moins, nous avons gardé l’essentiel de la pureté qui nous plait. Je t’attribue cette pureté. Veux-tu bien être celle qui travaille, limpide, à être du meilleur esprit, celui qui régénère d’heure en heure, et qui rend l’homme plus léger, plus souple à suivre les ordres supérieurs, plus humble et plus patient.

Il y a ce soir un croissant de lune quasi oriental, mince filet de lumière laiteuse à côté d’un point fixe qui est peut-être un globe de plusieurs millions de fois la Terre. Notre égoïsme personnel à côté de cet univers apparent est ridiculement fourmiculaire. On s’indigne de voir que tant de soucis désordonnés agitent les habitants d’une planète que la seule contemplation des forces naturelles devrait calmer – à défaut de la contemplation plus sereine des forces invisibles à l’œil animal – mais qui sont infiniment plus réelles que notre monde de carton. La Terre, c’est du cinéma ! Pour les petites filles qui s’ennuient. Comment peut-on s’ennuyer quand on a tant de tâches devant soi, dont la première serait de secouer sa paresse pour préparer certains manuscrits que je connais et dont on va avoir grand besoin. Mais là, nous nous heurtons à une moue obstinée. Il est vrai que moi-même ayant failli à une promesse de Noël, je manque un peu d’autorité. Ne mettons plus de date. Pâques est déjà là. La Trinité se passera peut-être, mais nous finirons bien par tourner la page. Les mauvais romans finissent un jour. Il ne reste de viable que l’éternité. Celle-là, on ne s’en lasse jamais, la main dans la main. Faut-il encore lever la tête. Où regarde-tu, petite fille ? Vers quel écran ?

Les évènements tournent vite. J’ai de très bonnes nouvelles. Tout ce cauchemar va cesser. Nous allons vers des solutions rapides. Je vais pouvoir t’apprendre toutes les recettes de cuisine que je connais, la soupe à l’oignon, l’œuf sur le plat sauce tomate, le riz au gras avec carry, oignons et lard grillotté, les pommes de terre Cayenne, et les trente-six sortes de mélanges de café. Je me réserve aussi pour les entremets à la saccharine et le saucisson pain sec – tous raffinements soigneusement étudiés. E soir, j’ai mangé un délicieux lapin, qui était peut-être du chat. Sais-tu mélanger la compote de pommes avec le petit suisse ? Et les flocons d’avoine au citron ? Et le lard bouilli pommes purée ?

Mes jacinthes sont resplendissantes. La lie de vin est en pleine puissance. Elle baigne dans l’eau pure, toutes racines déployées. L’autre, plus modeste, est encore dans son humus. J’ai rarement vu des fleurs aussi vives. Demain, dès 10 heures ½, je guette le service colis et me précipite à l’ouverture des paniers. Et j’entends toujours mon numéro parmi les premiers. T’as-t-on dit que le lait est interdit sous toutes ses formes ? Prie donc ma mère de cesser sa livraison en petits paquets. Je ferai mon petit-déjeuner avec de simples farines.

Voilà pour ce soir toutes les amabilités habituelles, mais tu sais bien que tous les soirs j’envoie vers le Boulevard Diderot des pensées fraîches, tous les matins aussi et souvent dans la journée, et quelques fois la nuit. Ce que c’est que se fourrer dans une peau de mouton qui se rattache à des souvenirs. Bonsoir fillette. Dormez bien sous la lune. On pense à vous, à vos Catherine, à tous vos désirs les meilleurs. La vie les exaucera si vous lui demandez son appui. Pour cela faut-il ouvrir votre esprit à des conceptions de haute puissance. Il n’y a que les cœurs infinis qui puissent être comblés.

(Je trouve les quelques phrases citées de la pièce de C.A. Pujet, d’un banal !!!) Bonsoir.

Lundi.

Merci fleurs. Merci colis. Merci pantalon, pas celui-là, tant pis, attendre pour l’autre. Merci pour lettre reçue à l’instant. Merci pour tout. Tout va très bien. Suis tout à fait réjouis, tranquille, patient, décidé à travailler, à vivre une vie heureuse et longue, en paix avec mes voisins, avec mes compatriotes, avec mes ennemis, avec le monde entier. Tout est parfait. Suis bon comme tout. Pas méchant du tout. Très content d’avoir fait près de 4 ans en prison. Très très content. Pas vindicatif. Pardonne à tous. Bien disposé. Honnête homme. Bons sentiments. Embrasse ma mère pour moi, Frédéric pour moi, tout le monde pour moi.

Prochain colis : pas de pyrogène. Économies. Pas de bougie. Economies… Peux-tu passer rue Saint-Jacques à l’angle de la rue des Ecoles. Petite boutique livres ésotériques en descendant à gauche. Vois si tu trouves La vie impersonnelle (sans nom d’auteur). Ne dois pas être très cher. Si c’est trop cher, ne pas prendre. Mais c’est un très petit volume. Valait 8 ou 10 F avant guerre. Cherche chez Gibert s’il y en a d’occasion. Ça s’est beaucoup vendu. Itou chez Chacornac ou sur les quais. Très bon bouquin. Envoie un merci.

Suis tout à fait décidé ce soir à être très bon pour tout le monde. Indispensable être très bon. Arrange tout. Corrige tout. Faut pardonner, quoiqu’on vous ait fait. Impossible en vouloir à qui que ce soit. Ne savaient pas ce qu’ils faisaient.

Toi, tu es trop gentille. Toute gentille. Toute entière bonne. Comme du bon pain. Blanc. Qu’elle est pure cette âme toute neuve. Un œil si grand qui s’ouvre à l’infini, et pas méchant du tout. On y voit tout le ciel. Je vais faire un poème sur tes yeux. On l’appellera Livre d’heures.

Qui est bon donne tout. Je te donne tout. D’immenses trésors. Des vrais. Tous immatériels. C’est tout ce j’ai, mais précieux. Un paradis, une terre promise, un fleuve de vie, un absolu dévouement. A propos on ne soigne pas la grippe avec des tisanes, ni cataplasmes, mais avec une simple prière : guérison instantanée. Je suis en train de guérir bien autre chose. Si tu savais ! Un cœur qui était bougrement malade. Et il a suffit d’un mot à quoi l’on n’avait pas pensé. On avait rabâché mille phrases. Rien à faire. Le mot a fait le miracle. En une minute ! Ce que des années n’avaient pas fait.

Sais-tu les jacinthes (la deuxième est dans l’eau pure depuis tout à l’heure) ? Elles sont superbes. Comment s’appellent les fleurs blanches et roses d’aujourd’hui ? Magnifiques. Je ne me lasse pas de les regarder.

Les Cours de Justice sont supprimées. On ne sait si c’est en province ou Paris. Renseigne-toi. Où vont passer les dossiers restants ? Combien reste-t-il de Cours ? etc… Voir si le Palais a vent de tous les projets ? D’autre part, voir l’aviation, car bientôt évènements prévus. Savoir si, à ce moment, pas possible faire transfusion civil-militaire. Patience. Nous sommes sur la bonne voie.

T’aime beaucoup. Sens infiniment bonnes choses dans ambiance générale. Complètement rassuré sur affaire. Tout à fait décidé à marquer des points. « Mon dossier est une référence ». Je dis cela depuis trois ans. Personne n’a jamais voulu me croire. Faut-il que les gens soient entêtés ! Te rappelles-tu 44 ? Je disais « C’est moi qui ai raison ». On m’a traité de fou. Et bien ? Maintenant je dis avant peu (un an au plus) nous sommes tous casés à des postes importants et chargés de faire tourner rond la machine. Et avec nous ça marchera. Il n’y aura pas d’opposition. Il faut faire la guerre à tout : à la misère, à la paresse, à la bêtise, à la politique, à l’anarchie, à tous les vices sociaux.

Comme je suis très bon ce soir (comme toujours, mais beaucoup plus encore, et ce n’est pas fini), je ne te raconterai pas d’histoire. Voila bien des ennuis évités. Tu ne sauras donc pas ce qu’a fait la fée du jour, les lutins et les farfadets, le nain du roi, le fils de la duchesse et les douze petits pages. Ni carrosse, ni chaumière, mais de grosses tendresses avec une épaule amie et les mots qui bercent, et qui endorment jusqu’à ce que le rêve merveilleux où l’on croit voler tout seul dans l’espace, avec des ailes plus rapide que le vent. On t’embrasse. Pourquoi ? Parce que !

J.